La démocratie au travail, qu’il soit professionnel, domestique ou militant, est une urgence sociale, sanitaire et politique. Il n’en est pourtant pas question dans cette campagne présidentielle. C’est pourquoi le 15 janvier 2022, à l’initiative des Ateliers Travail et Démocratie, nous avons tenu à la Bourse du Travail de Paris une assemblée citoyenne pour la démocratie au travail. Voici quelques conclusions de cette journée que nous soumettons au débat.
Imposer le travail dans le débat politique
Les luttes actuelles dans les entreprises et services publics, mais aussi la fuite face à certains métiers trop dégradés, tout comme la « Grande Démission » aux USA, expriment le refus des bas salaires mais aussi du mépris, de l’autoritarisme et du maltravail.
Pendant la crise sanitaire les "invisibles" se sont révélé·es essentiel·les. Malgré la gestion autoritaire de l’épidémie, l’autonomie des collectifs de travail a souvent protégé la santé de chacun.e. Mais rien n’a changé dans l’organisation du travail. Les objectifs chiffrés, procédures et temps imposés sont toujours aussi envahissants, au détriment du travail bien fait et des besoins sociaux et environnementaux.
Dès avant la pandémie, les résistances montaient contre le maltravail : le conflit des retraites, les luttes des professionnelles du care pour pouvoir bien soigner, mais aussi la fuite des jeunes diplômé·es devant l’irresponsabilité écologique du CAC40...
Comment traduire ces aspirations en propositions politiques, pour imposer la prise en compte du travail, de ses impacts sur la santé, le vivant et la démocratie ? Quelles revendications précises émanent des expériences et des luttes en cours ? L’assemblée du 15 janvier a recueilli des témoignages concrets, ancrés dans le travail vivant des participant·es, et mis en débat des propositions.
Reconnaître enfin la valeur du care
Travailler, c’est - ou ce devrait être - d’abord prendre soin des autres (collègues, clients, usagers, nature...). A l’Éducation nationale, depuis le début de la pandémie, les enseignant·es ont tenu à bout de bras l’école, sans compter leurs efforts et malgré le mépris et l’ignorance du travail réel qu’ont manifesté le ministre et sa haute administration. Il en a été de même à l’hôpital, aujourd’hui en cours d’effondrement malgré les nombreuses alertes et mobilisations depuis des années. Quand des hausses salariales ont été obtenues (Grenelle de la santé, branches de l’aide à domicile, du nettoyage ou de l’hôtellerie-restauration), elles sont insuffisantes et ne sauraient en aucun cas compenser la dégradation du travail.
Il est urgent de rendre visible le "travail essentiel" reconnu durant les confinements puis à nouveau oublié depuis : il faut prendre conscience et faire reconnaître les compétences déployées par ces travailleuses et travailleurs, revaloriser les grilles de rémunération et les carrières, rendre obligatoire la rémunération des temps fragmentés (attente, transport entre deux sites...). Pour soutenir l’autonomie de ces travailleur.ses ainsi que le rapport de force au niveau institutionnel, il nous faut multiplier des « enquêtes ouvrières » et syndicales sur le travail réel (voir par exemple l’enquête de la CGT sur les métiers du soin et du lien ( https://montravaillevautbien.fr/ ou l’Enquête sociale "qu’est-ce-que bien soigner" de l’Atelier pour la Refondation du Service Public Hospitalier)
Mettre le travail au service du vivant
Le droit de propriété capitaliste autorise les actionnaires à détruire un patrimoine industriel même quand il est essentiel à la vie (voir la mobilisation en cours pour le maintien de l’activité de la papeterie Chapelle Darblay, seule usine de recyclage du papier en France). De même il permet aux dirigeants de sacrifier l’emploi et les compétences des sous-traitants et d’empocher des aides publiques sans envisager de reconversion écologique (comme dans l’industrie aéronautique). Cela doit cesser.
Pour mettre le travail au service de la vie de tou·te·s, plutôt que du profit de quelques-un·e·s, c’est la question démocratique qui est centrale : au bout du compte, il s’agit de pouvoir décider collectivement, avec les travailleur·ses et les habitant·e·s, des fins et des moyens du travail.
L’urgence écologique nécessite de mettre en avant des mesures de sauvegarde telles que la responsabilisation pénale des entreprises et des dirigeants pour les crimes industriels et d’écocide. Il faut faire supporter aux donneurs d’ordre les conséquences sanitaires (accidents du travail) et environnementales (pollutions) des déplorables conditions de travail des sous-traitants. Il faut aussi instaurer un droit à la formation des salarié·es sur les questions environnementales, afin qu’elles et ils puissent peser sur les décisions des entreprises.
Parmi les avancées démocratiques aujourd’hui nécessaires, nous plaçons au premier rang la création de Comités Travail Santé Environnement dotés d’un droit de veto suspensif sur les projets ou réorganisations potentiellement toxiques pour la santé mentale, physique ou environnementale. Travaillant en lien avec des ONG environnementales et de la santé, ces comités seraient composés de délégué·es à la délibération sur le travail, élu·es à l’échelle des unités de travail. Nous mettons également en débat la nécessité de créer des commissions mixtes travailleur·ses/société civile/habitant·es pour décider des besoins prioritaires, planifier la relocalisation et la transition aux niveaux territoriaux et des bassins d’emploi.
Réduire le temps de travail pour reprendre la main sur le travail
Réduire le temps de travail à 32 heures peut améliorer la vie quotidienne, comme l’ont expérimenté les salarié·es d’Airbus Nantes au début de la crise Covid. La RTT doit être un outil pour mettre la qualité de la vie avant le productivisme. Elle ne saurait se faire au prix d’une nouvelle intensification du travail. Les multiples cadeaux faits au patronat ces dernières années doivent désormais être utilisés pour la financer dans toutes les entreprises et notamment les plus petites.
La RTT doit nous faire avancer vers l’égalité face au travail domestique. Elle doit aussi nous permettre de dégager du temps (par exemple 1 h par semaine) pour une activité de délibération sur le travail, son organisation et ses finalités, tenue hors de la subordination hiérarchique. Ainsi, la proposition d’une loi générale pour une semaine de 32 heures sans réduction des salaires pourrait s’accompagner de mesures telles que l’obligation d’embauche et/ou d’augmentation de la durée des temps partiels, la convergence des durées du travail vers une norme non genrée (32 heures) et la réduction du temps de travail subordonné.
Avancer vers la démocratie au travail
Les institutions représentatives du personnel, y compris les syndicats, ont été affaiblies par la suppression des délégués du personnel et des CHSCT, dont l’action avait permis de faire avancer la reconnaissance du travail réel et la prévention des risques professionnels. Ces contre-pouvoirs avaient par exemple rendu possible le procès de France Télécom et joué un rôle décisif dans nombre de luttes sociales et environnementales, comme autour de l’intoxication au plomb après l’incendie à Notre-Dame de Paris. La démocratie au travail est une condition de la santé des travailleurs·ses comme de l’amélioration de la qualité et de l’utilité sociale du travail.
Il faut stopper l’ubérisation du travail et développer au contraire les initiatives démocratiques renforçant les collectifs de travail, à l’exemple de ces coopératives de travailleurs autonomes, telle Coopaname, qui tentent de faire concrètement reculer la précarité et la subordination.
Parmi les propositions à mettre en avant : la requalification de tous les emplois ubérisés en emplois salariés ; l’instauration d’un salaire garanti (ou salaire à vie) lié à la qualification de chacun.e, pour réduire la précarité et accroître le pouvoir social du travail ; ou le soutien par les politiques publiques à la création et à la reprise d’entreprises sous forme coopérative (SCOP, SCIC), avec une priorité aux salarié·es pour reprendre les entreprises lâchées par les actionnaires.
Nous invitons chacun.e à faire circuler ces propositions, à les relayer dans les associations, syndicats, partis, médias… Nous sommes disponibles pour contribuer à les mettre en débat partout où cela sera utile.
Patrick Ackerman (syndicaliste Sud PTT)
Olivier Apprill (psychanalyste)
Catherine Arnaud Garric (Collectif Du Travail pour Tous)
Yves Baunay (Institut de Recherche FSU)
Eric Boczkowski (syndicaliste FSU)
Bernard Bouché (syndicaliste Solidaires)
Chantal Brichet (syndicaliste CGT)
Patrick Colin de Verdière (formateur)
Thomas Coutrot (économiste, membre d’Attac)
Alexis Cukier (enseignant-chercheur en philosophie)
Christine Depigny (Ecrivante à la Compagnie Pourquoi se lever le matin)
Pierre Deransart (Association Salaire à Vie)
Kévin Dufrenoy (psychologue du travail)
Christine Eisenbeis (Institut de recherche FSU)
Olivier Frachon (Ecrivant à la Compagnie Pourquoi se lever le matin)
Bernard Friot (sociologue)
Lise Gaignard (psychologue du travail)
Corentin Gombert (Doctorant sur la démocratie en entreprise)
Jean-Marie Harribey (économiste, membre d’Attac)
Helena Hirata (sociologue)
Bruno Jougla (Penser l’Aéronautique pour Demain)
Françoise Lamontagne (syndicaliste CGT)
Alain Le Cornec (syndicaliste CGT)
Marianne Lère (cinéaste)
Marie Lesage (Coopaname)
Marc Lesvignes (syndicaliste FSU)
Marie-Hélène Luçon (syndicaliste FSU)
Julien Lusson (Aitec)
Jean-Claude Mamet (blog Syndicollectif)
Benoît Martin (syndicaliste CGT)
Marie-Pierre Martin (Collectif Inter-Urgences)
Antoine Math (économiste)
Pascale Molinier (enseignante-chercheuse en psychologie du travail)
Grégoire Munck (syndicaliste CGT)
Coralie Perez (économiste)
Nicolas Sandret (médecin en consultation de pathologie professionnelle)
Corinne Savart-Debergue (syndicaliste CGT)
Jacques Soleyan (syndicaliste Force Ouvrière)
Nicolas Spire (sociologue)
Frédéric Sultan (Remix the commons)
Odette Tencer (médecin du travail)
Annie Thébaud-Mony (Association Henri Pézerat)
Gilles Verpraet (syndicaliste FSU)
Pascal Vitte (syndicaliste Solidaires)