Dans cet ouvrage, inscrit dans la philosophie sociale et politique, par ailleurs fortement nourri des travaux de recherche en sciences sociales, le « travail démocratique » est défini comme association d’une « démocratisation des activités productives » et d’« une production de nouvelles institutions démocratiques ». Sa thèse est annoncée simplement : « si nous voulons radicaliser la démocratie, nous devons aujourd’hui prioritairement démocratiser le travail » (p. 7). Il participe ainsi, aux côtés d’autres contributions, comme celles de Bruno Trentin ou de Thomas Coutrot, au renouveau des réflexions et débats autour du rôle du travail dans les issues possibles à la « dé-démocratisation » – induite par le capitalisme néo-libéral.
La première partie de l’ouvrage s’attache à montrer comment s’affirme une norme politique démocratique dans l’expérience sociale contemporaine du travail, contestant les formes d’organisation du travail qui lui font obstacle. Norme démocratique signifiant ici – à la suite de John Dewey – que « l’individu doit participer à la détermination des conditions et objectifs de son propre travail ». L’auteur y montre son excellente connaissance des travaux familiers aux sociologues et psychologues du travail, en recensant ceux qui attestent de la souffrance des travailleurs, provoquée par les « transformations du travail qui empêchent la délibération, empêchent la décision et désorganisent l’activité dans l’entreprise » (p. 29). On ne comprendrait pas d’où surgissent les moments d’émergence de sujets collectifs et de politisation sur les lieux de travail que sont les grèves, sans l’existence de ces attentes démocratiques latentes. Et, au-delà du pouvoir dans l’entreprise – et donc au-delà de ce qu’on entend habituellement par « démocratie d’entreprise » –, la question des finalités sociales et des enjeux civiques du travail affleurent dans l’expérience laborieuse contemporaine de la « qualité empêchée » (Clot).
D’où la fécondité du concept d’« aliénation » pour penser l’« impossibilisation » – dans ses dimensions subjective, sociale et objective – de l’exercice démocratique du pouvoir au travail. Processus d’« impossibilisation » qui n’est compréhensible que dans le cadre plus large du néolibéralisme, défini comme projet politique visant à étendre et accentuer l’hégémonie des classes dominantes. Ce registre de l’analyse permet de préciser comment est visée la neutralisation des possibilités d’un travail démocratique. Le pilotage financier des entreprises, la gestion politique de la dette publique, le démantèlement du droit du travail, le corset des traités européens, autant de mécanismes qui tendent à substituer « l’ordre concurrentiel néolibéral à la légitimité démocratique comme principe d’organisation de l’économie » (p. 62) et à constituer dans l’entreprise « un bloc de pouvoir des actionnaires et des managers contre le pouvoir des travailleurs subalternes » (p. 66). La mondialisation néolibérale renouvelle également les rapports de domination et de division de classe, de sexe et de race, et neutralise les solidarités politiques potentielles construites au travail entre dominés. On pourrait ajouter que de vastes catégories de salarié·e·s basculent dans une condition infra-salariale, dans laquelle reviennent en forces les rapports de sujétion personnels et/ou les salariés sont tellement isolés au travail – emplois à domicile, agents de sécurité, etc. – que l’on peut se demander si la « norme démocratique au travail » n’est pas ici tuée dans l’œuf.
La norme démocratique de la critique du travail se heurte donc à l’« impossibilisation » de l’activité démocratique des travailleurs. Une fois admise la « centralité dynamique du travail en ce qui concerne la politique », le débat est ainsi posé : entre le travail et la société, quel est le domaine dont la démocratisation conditionne celle de l’autre ? Le modèle de la « lutte des classes » priorise les institutions, celui de la « démocratie industrielle » l’entreprise.
La seconde partie du livre explore les apports et les limites de ces deux paradigmes. Le paradigme de la lutte des classes, initié par Marx, développe un point de vue paradoxal eu égard à la centralité politique du travail : il met en avant à la fois le contrôle du travail comme enjeu central de la lutte, et la nécessité d’une transformation préalable des institutions, notamment parce que la division du travail dans la société n’est pas réductible au rapport social hiérarchique dans l’entreprise. On sait que ce point de vue amène Marx à critiquer le « socialisme utopique » et la promotion des coopératives ouvrières comme voie privilégiée de la transformation révolutionnaire, même si ces dernières peuvent avoir une valeur politique d’exemplarité. Éclairé par l’examen de ses versions chez Lénine et chez Tronti, ce paradigme apparaît porteur d’un point aveugle, celui de la transformation démocratique de l’organisation du travail, voire, chez ce dernier, le repli sur une stratégie du « refus du travail ». Or, selon Cukier, la critique ordinaire du travail ne permet pas d’anticiper une société « sans travail », mais un autre mode de production, démocratique.
Plus difficile à unifier dans ses différentes versions que le précédent, le second paradigme, celui de la démocratie industrielle, renvoie à des expériences coopératives, voire autogestionnaires et conseillistes, à l’activité syndicale, à des formes de participation des travailleurs au management. A Cukier s’intéresse à deux de ses sources théoriques majeures : Proudhon et le socialisme mutuelliste ; la Fabian Society anglaise, animée par Béatrice et Sidney Webb. Les limites de ce paradigme tiennent à la naturalisation de la division du travail, à l’évitement de la question du devenir de l’État, et à l’imposition de conceptions restrictives de la démocratie – restreignant la possibilité de décider aux seuls sujets sur lesquels l’on est reconnu compétent. La philosophie sociale de John Dewey élargit sensiblement la perspective de la Fabian Society, mais toujours sans aborder directement la question de la manière de surmonter les obstacles institutionnels qui empêchent l’extension des expériences démocratiques au travail à l’ensemble des domaines de la vie sociale.
C’est chez le philosophe et juriste marxiste Karl Korsh, qui a participé en Allemagne à l’expérience des conseils ouvriers et de leur échec, que l’auteur trouve « la tentative d’articulation la plus aboutie » entre les deux paradigmes. Sa conception de la démocratie industrielle, visant non seulement une réorganisation économique, mais également une révolution politique, combine la participation ouvrière à l’organisation du travail, l’activité syndicale de négociation collective et la codétermination des politiques économiques aux divers niveaux. Reste que « le paradigme de la démocratie industrielle est incapable en lui-même de définir le travail démocratique nécessaire au démantèlement de l’État capitaliste et à la reconstruction d’institutions démocratiques » (p. 115).
La troisième partie du livre, « enjeux politiques du travail », se propose de montrer comment le féminisme matérialiste, l’écologie politique et la théorie des communs peuvent aider à dépasser les limites symétriques des deux paradigmes. Les analyses du féminisme matérialiste mettent en relief les enjeux politiques centraux du travail moderne – « captation du temps », « production du vivre » –, et « ouvrent la voie à la reconnaissance et la politisation » – et éventuellement des formes de valorisation alternatives à celles du marché capitaliste – d’autres formes de travail gratuit, notamment celui des chômeurs, mais aussi le « travail militant » (p. 132). L’écologie politique permet de critiquer les illusions du « capitalisme vert » et d’interroger les finalités de la production. Ici, c’est alors « l’écosocialisme » et la pensée de son fondateur en France, André Gorz, qui sont discutés. En séparant le travail – fondamentalement hétéronome – et la politique – sphère de l’autonomie –, ce dernier ne permet pas d’imaginer comment une transition écologique doit nécessairement s’ancrer dans un travail démocratique. Lequel doit mettre un terme à la consommation insoutenable d’énergie, faire disparaître nombre d’activités nuisibles, et soutenir « une transition planifiée et globale de l’économie » (p. 144). Ce qui suppose, autant que la promotion de la pratique démocratique en dehors des temps de production, son intégration dans le temps de travail.
Les théories du commun, enfin, apportent une troisième source d’inspiration à la réflexion sur le travail démocratique, dans la mesure où cette thématique désigne un ensemble de pratiques sociales contestant toute forme de privatisation du travail. Chez Negri et Hardt, le nouveau régime de travail, qui contiendrait en puissance une démocratie du commun, serait capable, au travers de la production du commun, de promouvoir une société démocratique alternative. Mais ces derniers surestiment l’autonomie qui serait d’ores et déjà présente dans le procès de travail, et imaginent une voie trop directe allant de l’expérience du travail aux institutions démocratiques. A. Cukier se reconnaît davantage dans la théorie du commun construite par Pierre Dardot et Christian Laval, et reprend largement la série de propositions de transformations qu’ils avancent. Notamment « pour régler la question du rapport entre paradigmes de la lutte des classes et de la démocratie industrielle […], ne pas limiter le pouvoir de décision politique aux producteurs directs, mais attacher le droit de décision démocratique à un statut élargi du travailleur » (p. 156). Dans cette perspective, toute activité ne deviendrait pas travail, mais les activités qui relèvent du travail et celles qui relèvent de la démocratie deviendraient « coextensives ».
La quatrième et dernière partie de l’ouvrage est consacrée à l’examen des expérimentations historiques concrètes susceptibles de soutenir le projet d’un travail démocratique, à partir de trois modèles le visant explicitement : coopératives de travail, collectifs autogestionnaires et conseils de travailleurs. Les entreprises coopératives sont sans conteste des foyers d’expérimentations démocratiques, mais ne permettent guère le déploiement de l’autonomie politique des travailleurs, l’évitement des contraintes du marché, ni l’extension du processus démocratique au-delà de l’entreprise, et ne modifient guère la division du travail. D’où la proposition d’un nouveau statut de « conseil d’entreprise », composé de l’ensemble des travailleurs de l’entreprise, souverain pour définir les produits, les conditions et l’organisation du travail, « institution de base du travail démocratique », soutenue par des politiques macro-économiques permettant une socialisation de la valeur ajoutée. Certaines coopératives rejoignent le second modèle, celui de l’autogestion ou du contrôle ouvrier, dans la mesure où elles visent la suppression du pouvoir des propriétaires ou de l’État sur la production. Les expériences autogestionnaires posent également le problème des pressions du marché et de l’État, et donc de l’organisation et de l’action à l’échelon du secteur économique, ainsi que celui du rôle des institutions pour les soutenir. Ici la proposition est celle de « conseils économiques » au niveau d’une filière économique, souverains concernant les objectifs coordonnés de production dans chaque filière économique, et de « conseils sociaux », « qui à diverses échelles territoriales, remplaceraient les institutions de la démocratie libérale en ce qui concerne le gouvernement du travail » (p. 206). Telle est la contribution des dernières expériences, « conseillistes » aux propositions formulées par Alexis Cukier, dans la mesure où ces dernières visent un tel remplacement par des institutions ouvertes à la participation de l’ensemble des « travailleurs-citoyens ». Au terme d’un passage en revue très large de ces expériences, souvent éphémères, – allant de la révolution russe au Venezuela chaviste, en passant par l’Allemagne et l’Italie des années 1918-1920, l’Espagne des années 1930, le Chili de Salvador Allende, la Yougoslavie et l’Algérie des années 1960 – se pose la question : qui doit participer aux conseils, et donc qui est un travailleur ? S’il s’agit seulement des travailleurs, et « si tous les citoyens ne sont pas des travailleurs, la forme-conseil ne permet pas de dépasser le conflit politique entre l’État et les travailleurs » (p. 227). D’où la proposition de « création de nouveaux droits démocratiques identifiant citoyenneté économique, sociale et politique », avec la création de « conseils sociaux », « auxquels l’ensemble des travailleurs citoyens pourraient en droit participer, et dont les décisions concerneraient l’ensemble du cycle économique à une échelle territoriale donnée ».
Dans la conclusion du livre, l’auteur anticipe certaines objections et s’efforce d’y répondre. Par exemple, il précise que se maintiendrait une séparation entre un travail, même démocratique, et d’autres activités humaines. Ce qui impliquerait une forme de nécessité et d’obligation à l’égard du travail et de la société, et des institutions démocratiques elles-mêmes, nécessité/obligation qui n’affecterait pas les activités les plus « libres ». Dit autrement, le « développement des forces humaines en soi » (Marx) s’effectuerait au-delà du travail devenu vraiment démocratique, dans les autres activités, libérées des normes d’utilité sociale.
Ce livre, très dense et riche, intéressera tous ceux – chercheurs, citoyens, militants – qui sont préoccupés par les effets délétères du capitalisme néolibéral, notamment dans les domaines du travail, de la démocratie et des écosystèmes. Par son ambition théorique et politique, il devrait susciter de nombreux débats.
On pourrait d’abord, comme l’a fait Thomas Coutrot, lui reprocher de ne pas accorder autant de place aux transformations institutionnelles qu’à celles du travail, et donc de privilégier de fait l’approche de Marx sur celle de Dewey. Mais l’ambition du propos, confrontée aux limites d’un livre relativement bref (238 pages), a peut-être amené l’auteur à privilégier cet aspect. Par contre, je rejoins Coutrot qui pointe « l’articulation insuffisante entre formes de démocratie » : comment combiner démocratie de représentation, démocratie directe, tirage au sort, selon les différences échelles – de l’atelier au pays, voire à l’international – auxquelles ces processus sont appelés à se déployer ? Cette question étant liée, ainsi que la pose Christophe Ramaux dans ce même numéro de la Nouvelle Revue du travail, à celle de la nécessité d’un contrôle hiérarchique – dont on imagine mal qu’on puisse se passer dans une phase transitoire, même en en repensant les modalités –, et plus largement à l’exigence de modes de prescription hétéronomes du travail, nécessairement en tension avec le « travail réel » cher aux ergonomes.
Mais ma principale interrogation porte sur le peu de place accordée aux médiations politiques - ce qu’on baptise trop rapidement « rapports de forces » – qu’on ne peut pas ne pas prendre en compte lorsque l’on cherche à dessiner un horizon alternatif. Comment passe-t-on des « attentes démocratiques », notamment ici dans la sphère du travail, en « pratiques démocratiques » effectives ? Où en sont les forces sociales – syndicales, associatives, citoyennes, partisanes –, susceptibles de porter le projet du « travail démocratique » ? Quelles sont celles de leurs propositions institutionnelles susceptibles d’entrer en résonance avec celles de l’auteur ? À l’heure où progressent surtout les réponses xénophobes et autoritaires à la crise de la démocratie, où les questions du travail ne parviennent guère à pénétrer sur la scène publique autrement, de temps à autre, que sous la forme doloriste, il me semble difficile ne pas s’interroger sur la distance qui s’est creusée entre la qualité de la production de cercles intellectuels et l’état du mouvement social… Même si je conviens que participer de la (re)construction d’un imaginaire politique alternatif est indispensable au redéploiement du mouvement social.