Le point de départ de ces travaux visait à comprendre nos difficultés à mobiliser alors que les conditions sociales et de travail ne cessaient de se dégrader. Les camarades s’interrogeaient sur les effets des organisations du travail et des politiques managériales sur les salariés mais aussi sur la capacité du syndicat à les mobiliser. Comment sortir du constat, de la plainte, de la désolation et finalement, comment construire avec les salariés eux-mêmes.
Ces recherches-actions ont expérimenté, dans la coopération entre syndicalistes et chercheurs, le développement de pratiques syndicales susceptibles de mieux articuler les batailles menées par les syndicats et ce que vivent les salariés dans le quotidien de leur activité. « Faire du syndicat un outil pour l’action des salariés » a été le fil conducteur de ces expériences concrètes.
Ces travaux ont permis d’élaborer une pratique syndicale offensive à partir du réel du travail et ont donné des résultats intéressants en termes de syndicalisation, de mobilisation et d’augmentation du poids électoral de la CGT. Mais avant cela, il est utile d’évoquer, même brièvement, ce qui a profondément changé au cours des 40 dernières années et notamment, dans les entreprises.
Depuis l’avènement du néolibéralisme à l’échelle mondiale, relayé, soutenu et rendu possible par la droite et la social-démocratie, l’imprégnation des esprits à la thèse d’un « marché divin » qui s’imposerait à toute délibération démocratique, n’a pas été permise sans une stratégie politique au long cours savamment réfléchie et mise en œuvre. Et c’est dans l’entreprise que cette « ingénierie politique », pour reprendre la terminologie de leurs initiateurs, a d’abord été mise en œuvre pour s’étendre à la société.
Il y a bien sûr le travail idéologique au quotidien qui nous renvoie aux stratégies managériales mises en place depuis les années 1980 dans les entreprises et notamment les plus grandes. Les organisations de travail se sont profondément modifiées. Leur nature politique a eu des effets délétères sur les salariés en général et sur l’activité syndicale en particulier. Sur la même période, le rôle de l’État, celui des pouvoirs publics et des institutions européennes a été réduit à soustraire l’ordre du marché à toute interférence démocratique visant la justice sociale. Dans ce schéma de pensée, il n’y a plus aucune place aux dispositifs de protection sociale (Sécurité sociale, retraite…), au Droit, aux garanties collectives (Code du travail, conventions collectives…) et bien sûr aux organisations syndicales et politiques n’adhérant pas au « There is no alternative » professé par les tenants du libéralisme.
Dans cet esprit, la lutte pour la vie, la concurrence entre les êtres humains sont alors considérés comme l’état naturel des relations sociales. C’est la thèse patronale du darwinisme social qui prend le pas. Et les salariés sont le plus souvent placés dans une « incertitude économique récurrente », où aucune autre perspective que le moins-disant social ne leur est proposé. La religion du « marché » efface toute contradiction d’intérêt et chacun devient un « collaborateur » assujetti aux décisions des managers. Le syndicalisme de combat, la forme « parti » politique sont alors relégués au passé pour un monde sans organisation, tolérant une « démocratie horizontale » dès lors, où elle n’affecte pas le cadre libéral prédéfini. Le tout s’accompagne d’un processus d’infantilisation avec « une culture » réduite aux loisirs, aux jeux visant à ce que chacun s’en remette à l’élite, aux dirigeants d’entreprises qui dans les faits, managent les politiques publiques.
En corollaire, c’est la mise en place d’organisations du travail ayant pour objet l’explosion des collectifs de travail, l’isolement des travailleurs, la mise en concurrence accrue des salariés entre les équipes d’une même usine et bien évidemment à l’échelle mondiale. S’ajoute à cette panoplie, l’explosion du nombre de travailleurs précaires (intérim, CDD…) l’externalisation ou la prestation des activités. Pour les managers, la question n’est plus de savoir si le syndicalisme doit être seulement réprimé, mais comment le rendre inopérant, inexistant et au mieux, en faire un « partenaire ». À la répression syndicale, à la discrimination, s’est ajouté l’isolement des élus ou du moins leur éloignement des salariés avec la suppression des repas collectifs et la réduction des pauses prises, où cela est possible, de manière individuelle.
L’isolement des salariés, le turnover incessant des salariés et des organisations du travail à des conséquences catastrophiques pour le syndicalisme, une « institutionnalisation » de l’activité syndicale. Un processus qui a éloigné les élus des salariés, perdant leur assise, leur soutien et concentrant leur activité syndicale dans l’institutionnel, bien souvent invisible des salariés. À dessein, l’arsenal législatif patronal (les lois et directives El Khomri, Macron…), visant entre autres, à supprimer (les CHSCT…) et à réduire considérablement le nombre d’élus syndicaux avec la mise en place des CSE, a contribué à amplifier encore le phénomène.
De fait, l’activité syndicale est trop souvent élaborée par quelques élus et il est fait appel au seul soutien des salariés et des syndiqués, en s’exonérant de leur contribution à l’élaboration d’une plateforme revendicative dans laquelle ils se reconnaissent, avec des objectifs qui leur paraissent gagnables. L’activité syndicale se résume trop fréquemment à la distribution d’un tract et la plupart du temps, qui décrit de manière générale ce que dit la direction, les mauvais coups, avec des lendemains assurément pires que la veille et le tout sans perspective. Pour résumer, on peut dire que dans de nombreux cas, on a au sens péjoratif du terme, institutionnalisé l’activité syndicale.
Or, ce que l’on a appris dans les Recherches/actions portant sur la démarche travail et contrairement au discours patronal, c’est que les salariés ne sont pas passifs dans l’exécution de leur travail. Ils résistent, bien souvent aux dépens de leur santé, pour faire au mieux leur travail et sans quoi, rien ne fonctionnerait.
Le problème c’est qu’il s’agit d’une action individuelle et qui relève de l’inconscient. Dans leur travail, dans leur vie quotidienne, les travailleurs mettent en œuvre de manière inconsciente des savoir-faire acquis par apprentissage, par l’école, par l’expérience.
Ce qui s’exprime dans l’activité, c’est leur patrimoine d’expérience qu’ils ont acquis face aux problèmes rencontrés et à l’observation de ce qu’ont pu faire les autres. Et dans la mesure où la majeure partie de ce processus ne fait pas l’objet d’une réflexion consciente, le salarié ne dispose pas des mots pour en rendre compte. Pour prendre conscience de l’étendue de ce que chacun met en œuvre dans son travail, tous ont besoin d’être amenés à expliciter, à mettre des mots dans le détail de ce que l’on fait, de ce que l’on tente de faire et de le confronter avec les autres. Lorsque l’on comprend cela, on saisit alors la nature politique des organisations du travail visant finalement à une « mise hors circuit de la pensée, de l’intelligence collective » et donc de l’action collective.
Mais c’est aussi mesurer l’enjeu majeur que représente la démarche travail, les enquêtes syndicales.
Et nous savons aussi qu’il ne suffit pas d’interroger un travailleur pour qu’il expose la réalité de ce qu’il fait. Sa réponse se limite dans un 1er temps au rappel de la prescription et à quelques éléments sur les conditions de travail. C’est sur la base d’une discussion poussée dans les détails, sur des faits précis que le travailleur va alors prendre conscience de ce qu’il fait, de son pouvoir d’agir sur sa propre situation.
Nous ne sommes alors pas sur la collecte de la plainte, mais dans la construction avec le salarié de ce qu’il serait nécessaire de faire ou d’avoir, pour améliorer là, maintenant son quotidien.
Après avoir constitué un ensemble de situations critiques suivant plusieurs points de vue de salariés, il sera possible d’amorcer un processus de discussion collective avec le collectif de salariés ainsi créé. Il s’agit de passer de la réflexion individuelle à la discussion collective du problème rencontré en situation et, de là, à la compréhension des logiques qui en sont à l’origine. Passer en quelque sorte, avec les salariés, du particulier au général, du niveau « micro » au niveau « macro », de façon à développer la compréhension des analyses mais aussi la puissance sociale nécessaire pour pouvoir peser sur les décisions de la direction.
Concrètement, si dans l’enquête individuelle, il est question de solliciter l’intelligence pratique des salariés pour produire des récits fouillés des difficultés qu’ils rencontrent, l’étape suivante, consiste à organiser la confrontation de ce que chacun raconte pour solliciter l’intelligence collective à l’analyse des causes de la situation et proposer des solutions, des actions collectives. C’est un passage obligé pour prendre conscience des enjeux politiques de sa propre activité.
Très clairement, il s’agit donc de développer la capacité à penser pour élaborer et agir collectivement.
Avec ce processus engagé par les camarades qui ont expérimenté la démarche, ils ont pu constater que les travailleurs ne se soumettent donc pas aux directives patronales et n’exécutent pas leur travail de manière passive, dans la soumission. Ils résistent. Le travail constitue une activité dans laquelle les salariés mobilisent une part active d’eux-mêmes, en mettant toute leur humanité pour tenter de faire au mieux leur travail (qualité du produit, qualité du service aux usagers…)
Constat qui amène à soutenir l’activité syndicale au-delà des conditions de travail, d’emploi et de rémunération et de porter notre attention non seulement sur les difficultés, les obstacles, les dilemmes que les travailleurs rencontrent quotidiennement, la façon dont ils s’en débrouillent et le coût de cette mobilisation (en matière de production, de santé, de relations sociales). Mais c’est aussi nous concentrer sur l’intelligence et les valeurs qu’ils s’efforcent de déployer pour faire un travail qui leur ressemble un tant soit peu et dans lequel ils puissent se reconnaître.
Dans ces conditions, notre activité syndicale ne se limite plus à la tournée syndicale pour recenser les dysfonctionnements, recueillir les avis des salariés pour les renvoyer à la direction dans les IRP, dit autrement, à demander à ceux qui créent les problèmes de les résoudre. De la même manière, il ne s’agit plus de réduire notre activité syndicale à la critique générale, à « convaincre » les travailleurs du bien-fondé de notre point de vue, de nos actions et de les amener à se joindre à nous.
Dès lors ou nous avons conscience que le travail articule toujours des dimensions techniques et politiques, Il ne s’agit plus d’expliquer aux salariés quelle est leur situation mais de les aider à élaborer eux-mêmes les enjeux techniques, éthiques et politiques de leur activité. Dit plus simplement, à partir du réel du travail de chacun, de la confrontation collective des salariés sur leur situation respective avec le syndicat, l’objectif est d’élaborer ensemble du commun quant à la finalité de notre activité, aux moyens nécessaires à l’exercice de nos métiers, à la reconnaissance de nos qualifications permettant de répondre aux besoins humains. Que devons-nous produire, pour qui et comment devons-nous le faire ?
Dans le langage syndical, construire une base revendicative avec les salariés dans laquelle alors, le plus grand nombre se retrouve pour agir collectivement.
Ce travail d’enquête syndicale sur l’activité individuelle, puis de mise en discussion collective, a permis de construire de réelles capacités d’affirmation, à développer la capacité à penser, à débattre et alors, à favoriser l’action individuelle et collective ! Ce ne sont plus des revendications du syndicat portées par les élus, mais des revendications des salariés portées par le syndicat dans lequel ils sont les premiers acteurs. Cela donne un autre poids à l’élu face à la direction.
Travail syndical qui permet de sortir du constat, de la plainte, de la désolation pour ouvrir des perspectives. Et c’est précisément ce qui conduit les salariés à voir le syndicat comme un outil au service de leur action.
Les attendus de cette démarche s’opposent frontalement aux idées dominantes, tout comme à la conception d’avant-garde éclairée, considérant l’élaboration d’une pensée politique comme le strict apanage des catégories sociales privilégiées où les tenants du pouvoir, les intellectuels, sont considérés comme les seuls capables de penser et de conceptualiser une réflexion politique et ceux qui ont les mains dans le cambouis, tout juste bon à seulement exécuter des consignes… !
La démarche travail est donc un processus inscrit dans une pratique syndicale qui est en phase avec les valeurs du syndicalisme que porte la CGT et réaffirmées au fil de ses congrès.
En poussant au bout cette démarche, c’est la capacité des salariés à décider ce qu’ils veulent produire et comment ils doivent le produire qui est mise au-devant de la scène et finalement, c’est dans les faits, c’est la conception de la démocratie qui est interrogée. Où cette démarche syndicale est mise en œuvre, les salariés sont généralement intéressés et souvent surpris que l’on s’intéresse à ce qu’ils font et finalement à ce qu’ils sont. La popularisation de ce travail syndical et de ses résultats fait tache d’huile auprès des autres salariés.
Enfin si le travail d’enquête permet au salarié de conscientiser sa propre situation de travail, sa capacité d’action sur ce qui l’entoure, il en apprend tout autant aux camarades qui mènent l’enquête et nourrit ainsi l’analyse du syndicat, de la CGT qui de fait, va être en phase avec ce qu’attendent les salariés.
Pour les camarades qui ont mené au bout cette démarche syndicale, cela leur a permis de se réapproprier le terrain, de rompre l’isolement, de reconstituer les collectifs de travail dans l’entreprise, prenant en compte les dimensions individuelles et collectives.
Les résultats électoraux et la syndicalisation ont été en progression.
Au niveau de mon département et suite à la bataille sur les retraites, l’UD Sarthe a engagé une réflexion sur ce qui nous a fait défaut. Et pour reprendre les propos de Jean-Marie Pernot, elle est arrivée à la conclusion que « la puissance des manifestations n’est pas la manifestation de la puissance » et notamment par notre incapacité à avoir pu bloquer l’économie. En juin dernier, l’UD 72 a organisé une commission exécutive élargie aux syndicats pour réfléchir à la question de notre pratique syndicale et discuter de ce que nous entendons par la démarche travail.
Ceci a suscité beaucoup d’intérêt et décision a été prise d’engager une formation des camarades à cette pratique qui va démarrer en janvier et s’étaler jusqu’au mois de juin à raison d’une journée par mois.
Je terminerai par les freins qui, à mon sens, n’ont pas permis le déploiement espéré de la démarche travail.
D’abord les camarades qui ont participé à la Recherche/Action ont eu des difficultés à expliquer dans leur syndicat ce qu’était cette démarche, ses attendus parce que la démarche s’opère sur un temps long, sans résultat immédiat.
Par ailleurs, si cette démarche syndicale relève d’un temps long, elle nécessite un investissement militant d’une autre nature. Savoir interroger, écouter, savoir faire preuve de modestie, reformuler pour s’assurer d’avoir bien compris, animer une discussion collective sont autant d’éléments qu’il faut mettre en œuvre ; c’est autrement plus difficile que rédiger seuls une déclaration dans une institution tel le CSE par exemple.
De la même façon, tant que l’on n’a pas mis les mains dans le cambouis, on a du mal à percevoir ce que c’est, ce que cela implique. Et beaucoup de camarades disent faire déjà ce travail… Ce qui n’est pas la réalité. Et pour beaucoup, les camarades ont été rattrapés par le travail institutionnel.
D’autre part, il y a des confusions dans les attendus de la démarche où des camarades pensent à tort qu’il ne s’agirait que d’entendre et faire ce que les salariés attendraient de nous. Ce n’est évidemment pas de cela dont il s’agit, sachant que le camarade qui engage ce travail est aussi là pour apporter des éléments à la réflexion des salariés…
La démarche relève d’une conception qui place les travailleurs au centre de l’action syndicale sur la base de ce qu’ils ont, avec le syndicat, construit eux-mêmes. Et bien entendu, il y a des oppositions politiques de la part de ceux qui ne considèrent pas les travailleurs en capacité de penser et de conceptualiser par eux-mêmes une visée syndicale et politique.
Enfin, sur le plan national, cette démarche n’a pas été portée suffisamment par la confédération et pas assez prise en compte dans les formations syndicales. Pour autant et là où je présente ce qu’est la démarche travail, il y a de plus en plus d’intérêt et un certain nombre de camarades se sont engagés dans ce travail.
Au vu de la diminution des moyens (nombre d’élus, heure de délégation…) et des réorganisations du travail, beaucoup de camarades voient bien qu’il y a nécessité de reconsidérer nos pratiques syndicales mais aussi la place et le rôle que peuvent jouer les syndiqués. Aussi, je crois qu’il serait nécessaire de former aussi les syndiqués à la démarche pour irriguer massivement l’activité syndicale qui ne reposerait alors plus sur les seuls élus.