« Le travail démocratique » : il y a du boulot !

, par Thomas Coutrot

Le travail peut-il encore servir de support au projet de l’émancipation humaine, aujourd’hui bien essoufflé ? Avec « Le travail démocratique » (PUF, 2018), Alexis Cukier prend brillamment le contrepied des thèses sur « la fin du travail » en démontrant qu’on ne peut séparer travail et démocratie.

Bien que la grammaire démocratique continue à structurer le langage politique et les représentations sociales du vivre-ensemble, le néolibéralisme s’emploie depuis bientôt 40 ans, avec succès, à « dé-démocratiser » nos sociétés. La précarité du travail et de la vie, la perte de l’espoir nourrissent l’angoisse sociale et la tentation du repli fusionnel autour de la nation, du chef ou de la tradition. Le travail ne suffit plus à assurer intégration et compromis sociaux. Comment enrayer et inverser ces tendances ? Le travail peut-il sauver la démocratie ? Ou doit-on au contraire profiter de la révolution numérique pour s’en débarrasser ?

Centralité du travail

Les partisans de la sortie du travail croient aux prédictions apocalyptiques des prophètes du numérique sur la disparition imminente de la plupart des emplois. Ils parient sur l’instauration d’un revenu universel, seul à même de sécuriser et redonner du pouvoir d’agir aux individus. Alexis Cukier fait partie au contraire de ceux pour qui le travail n’a rien perdu de sa centralité dans la vie sociale : en produisant les biens et les services nécessaires à la vie, nous produisons aussi nos rapports aux autres humains et à la nature. Au-delà de sa fonction économique, « le travail a une fonction politique : produire (reproduire, contrôler, transformer) les rapports sociaux » (p.20). C’est ce que ne comprennent pas les philosophes – à commencer par Hannah Arendt – pour qui le travail et la politique sont deux mondes séparés.

Bien au contraire, comme l’ouvrage le démontre brillamment, les recherches sociologiques contemporaines sur le travail [1] « révèlent une attente de type démocratique des travailleurs à l’égard du procès, de la division et de l’organisation du travail : participer à la délibération, la décision et l’action collective en vue de résoudre les problèmes auxquels leur activité les confronte » (Le travail démocratique, p. 51). Non seulement les travailleurs – et les chômeurs – aspirent à pouvoir exercer leur liberté dans le travail, mais le déni de démocratie dans le travail mine en profondeur l’exercice de la démocratie dans la société. Cukier s’appuie en particulier sur John Dewey, le grand philosophe américain de la démocratie : Dewey critiquait durement le taylorisme, cette organisation du travail qui mutile les capacités des ouvriers et « entrave l’apprentissage de la méthode expérimentale devant guider l’activité démocratique » (p. 107). Car seule l’auto-organisation des personnes dans leur travail leur permet de développer les compétences démocratiques qui en font des citoyens libres.

Bien sûr, si nous pouvions confier toute la production à des esclaves humains (comme dans la Grèce antique) ou mécaniques, la démocratie pourrait être pensée hors du travail. Mais cet horizon n’est ni souhaitable, ni atteignable : les robots et les algorithmes ne pourront jamais assurer une production de qualité dans les secteurs qui feront l’immense majorité des emplois de demain - l’enseignement, la santé, l’aide aux personnes âgées, la culture, l’agriculture paysanne, les circuits courts de commerce, le recyclage et la réparation artisanale, la restauration des écosystèmes…

Marx ou Dewey ?

Si ce double diagnostic de la centralité démocratique et économique du travail est juste, ce qui me semble peu contestable, toute stratégie sérieuse de changement social doit commencer en se posant la question de la démocratisation du travail. A cet égard, deux stratégies sont possibles, que Le travail démocratique personnifie par les noms de Karl Marx et John Dewey et se propose d’articuler. Pour Marx, il faut révolutionner l’Etat pour révolutionner le travail. La prise du pouvoir politique est le préalable à la transformation des rapports sociaux dans l’entreprise – dont Marx dit d’ailleurs peu de choses, hormis qu’il faudra abolir la division dégradante entre travail manuel et travail intellectuel. Pour Dewey en revanche, comme pour les partisans de la démocratie industrielle, « seule une révolution dans la production peut faire advenir une révolution politique » (p. 100).

Alexis Cukier ne cite pas Simone Weil, mais celle-ci dit la même chose que Dewey : il s’agit d’instaurer l’unité de la pensée et de l’action, de « rétablir la domination du travailleur sur les conditions de travail sans détruire la forme collective que le capitalisme a imprimée à la production : la résolution de ce problème, c’est la Révolution tout entière » [2].

Pour Cukier, c’est non seulement le rapport des travailleurs à leurs conditions de travail qu’il faut bouleverser, mais aussi leur rapport à la division sexuée du travail – ce qui passe en particulier par la redéfinition des frontières entre « famille » et « travail », dans la lignée des réflexions du féminisme matérialiste (en particulier de Christine Delphy). C’est aussi le rapport des travailleurs aux buts de leur travail qu’il faut bouleverser pour espérer résoudre la crise écologique en infléchissant les choix de production par une « démocratisation de la décision au sujet des finalités du procès de travail » (p. 143).

Ceci suppose donc des transformations radicales des rapports de travail et la mise en place d’une « planification démocratique des fins et des moyens de la production » (p. 147). Mais comment combiner la stratégie de Marx et celle de Dewey, la démocratisation du travail par l’Etat et la démocratisation de l’Etat par le travail ? Le travail démocratique s’appuie sur Karl Korsch, un dirigeant socialiste autrichien du début du XXème siècle, auteur de travaux injustement méconnus sur les institutions possibles d’un socialisme démocratique, et théoricien original de l’articulation entre « communalisation par en haut et socialisation par en bas ».

« Travailleur-citoyen »

Au lieu de considérer séparément le travail et la démocratie, Cukier propose de penser l’émancipation comme la mise en mouvement d’un « travail démocratique » de création institutionnelle originale, qui permette d’articuler l’initiative d’en bas et la cohérence globale d’un développement écologiquement et socialement maîtrisé. Il suggère des pistes concrètes pour orienter ce travail d’innovation politique, avec l’invention d’un « statut du travailleur-citoyen » reposant sur le droit de décision dans trois types d’institutions complémentaires : le « conseil d’entreprise » pour la gestion économique quotidienne ; le « conseil économique » au niveau de la branche d’activité (transport, santé, alimentation, etc…), pour les décisions sur la qualité et les prix des productions ; le « conseil social » au niveau des territoires, pour l’orientation générale de la production et de l’investissement, ainsi que des frontières entre travail et hors-travail.

Cet aperçu trop sommaire ne doit pas dispenser de se plonger dans Le travail démocratique, qui lie remarquablement abstraction théorique rigoureuse et enracinement dans des analyses concrètes très précises : les nombreuses références historiques et théoriques mobilisées sont relues à la lumière des travaux sociologiques contemporains ou d’enquêtes de terrain, à l’image de celle que l’auteur a lui-même menée dans l’usine autogérée Vio Me à Thessalonique. Nous avons cruellement besoin de réactiver notre imaginaire politique pour relancer le projet d’émancipation aujourd’hui bien englué, et Alexis Cukier y contribue puissamment.

S’il faut malgré tout pointer des limites, on les trouvera par exemple du côté de l’articulation insuffisante entre formes de démocratie (directe, représentative, délibérative, tirage au sort…), problème guère évoqué dans l’ouvrage alors qu’il est au cœur de réflexions contemporaines sur la « démocratie réelle ». En outre – et c’est paradoxal pour un philosophe dont la thèse de doctorat, réalisée sous la direction de Stéphane Haber et fortement appuyée sur les travaux de Christophe Dejours, a proposé « une théorie, psychologiquement fondée, du contrôle social et de l’exercice démocratique du pouvoir » [3] -, Alexis Cukier donne beaucoup plus de place à la révolution des institutions qu’à celle du travail, et tend donc à privilégier de facto l’approche de Marx par rapport à celle de Dewey ou de Weil.

C’est sûrement ma divergence principale sur la stratégie révolutionnaire défendue par Le travail démocratique. Je crois avec Weil que la révolution en tant qu’évènement soudain « ne fait que consacrer des forces qui, dès avant la lutte, constituaient le facteur décisif de la vie collective, des formes sociales qui avaient commencé depuis longtemps à se substituer à celles sur lesquelles reposait le régime en décadence ». Ces formes sociales émergentes, Le travail démocratique les évoque fort à propos : les entreprises récupérées, les coopératives intégrales, les communs… Mais le renversement et la reconstruction de l’Etat ne peuvent être émancipatrices qu’à l’issue d’un long processus historique d’innovation démocratique enracinée dans les rapports quotidiens de travail, condition pour que les travailleurs puissent devenir véritablement des citoyens libres, maîtres de leurs vies. Comme l’écrit Simone Weil, anticipant Cukier… : alors « l’action politique pourrait devenir quelque chose d’analogue à un travail, au lieu d’être, comme ce fut le cas jusqu’ici, soit un jeu, soit une branche de la magie ».

Voir en ligne : Le travail démocratique, il y a du boulot

Notes

[1Notamment ceux de Danièle Linhart, Jean-Pierre Durand, Christophe Dejours, Yves Clot, Marlène Benquet, Isabelle Ferreras…

[2S. Weil, Œuvres Complètes, Ecrits historiques et politiques, L’engagement syndical, 1927-juillet 1934, NRF Gallimard, cité par E. Gabellieri, Penser le travail avec Simone Weil, Nouvelle Cité, 2017

[3A. Cukier, Pouvoir et empathie : philosophie sociale, psychologie et théorie politique, Thèse de doctorat, Université de Paris-Nanterre, 2014, http://www.theses.fr/2014PA100148.