En introduction, Pascale Molinier (Université Paris 8) rappelle que le « care », terme intraduisible dans sa polysémie, mais qu’on peut approcher par l’idée de « souci des autres », se traduit par une action concrète indissociable d’une dimension morale, d’une éthique de la responsabilité, d’une préoccupation du « qui fait quoi » et « comment ».
Le care évoque la dimension non médicale du soin, qui peut concerner non seulement les soins de santé mais toute activité de service destinée à des personnes (y compris les services dits « domestiques »). Ces activités sont dévalorisées ou totalement non reconnues sur le marché du travail, assignées aux femmes, aux migrant.es souvent déclassé.es.
La stratégie classique de valorisation d’une activité de travail, partagée notamment par les syndicats, est celle de la professionnalisation, qui passe par la formalisation et la spécialisation des activités techniques ; elle exige la « bonne distance » professionnelle, la neutralité et l’égalité de traitement entre les usagers, un paradoxal « détachement attentionné ». Mais cette stratégie aboutit à nier le travail réel, à occulter la conception portée par les travailleuses de ce qu’est un bon travail, qui consiste d’abord à « aimer les patients », à « travailler avec le coeur ». Puisqu’il est impossible d’aimer tout le monde, cette conception du travail suppose des activités de délibération et de coopération au sein du collectif pour que chaque patient.e reçoive le soin dont il ou elle a besoin.
La « professionnalisation » du travail de care engendre une souffrance au travail de nature organisationnelle (et non pas relationnelle, liée à des mésententes ou de la « maltraitance »). Il ne s’agit pas de la honte de faire un « sale boulot » (nettoyer les excréments par exemple) car les travailleuses ont parfaitement conscience du caractère indispensable de leur travail et en retirent même souvent une fierté. S’exprime chez ces travailleuses une exigence non pas tant de reconnaissance, encore moins de formation à l’éthique, mais de confiance, étant donné qu’une part incompressible de la qualité du travail est nécessairement invisible (respect de l’intimité).
Alain Alphon-Layre (CGT) prend appui sur son expérience d’infirmier et de militant syndical à l’hôpital d’Alès et au CHU de Nîmes pour montrer la fertilité d’une approche syndicale par le travail réel. Le travail de care peut prendre des formes inattendues, mobilisant des personnels non soignants : ainsi à la blanchisserie de l’hôpital de Nîmes, des problèmes d’audition sont apparus, et l’enquête du CHSCT révèle que les repasseuses n’utilisent pas les bouchons d’oreille fournis par la direction. L’enquête menée par le syndicat montre qu’elles ne portent pas ces bouchons parce qu’elles veulent entendre le cliquetis de la machine qui indique la formation de plis sur les draps en cours de repassage, ceci afin de remédier à ces plis qui pourraient provoquer des escarres aux malades.
La démarche CGT à partir du travail consiste à interroger les salarié.es sur ce qu’est à leur avis une « bonne journée de travail », et nourrir la discussion entre elles et eux sur leurs pratiques afin de construire un regard collectif sur les ressources déployées et les entraves rencontrées. Les résultats de ces discussions peuvent ensuite être portés dans les instances, où ils bénéficient d’une grande légitimité car reflètent des expériences largement partagées. Le slogan porté par les banderoles syndicales est « Bien travailler pour bien soigner », ce qui met la pression sur la direction pour accéder aux revendications. Ainsi à l’hôpital d’Alès, une lutte a permis la titularisation de 200 CDI de droit privé et 16 CDD. Cela permet aussi de renforcer l’organisation syndicale, la CGT a gagné de nombreux adhérents.
Marie-Hélène Luçon (Institut de recherche FSU) évoque sa recherche doctorale en philosophie, actuellement en cours à l’Université de Poitiers, et qui porte sur « Care et travail syndical ». Il est utile de désenclaver le care des seules sphères domestique et médico-social car cette dimension du travail est présente dans de nombreuses activités, comme par exemple celles des militants syndicaux, et elle représente une importante ressource pour l’action. Le discours d’une militante du SNES, à l’occasion de son départ à la retraite, illustre bien ce point. La militante affirme emprunter « la sortie des machinistes et pas celle des artistes », pour faire ressortir l’invisibilité et la faible valorisation des activités sur lesquelles elle s’est spécialisée dans sa section syndicale. Ses camarades masculins l’ont surnommée Sainte Rita pour signifier sa vocation à prendre en charge les collègues « bras cassés », à assumer la défense et le suivi des cas individuels de personnes en souffrance, ce qu’elle appelle « la rubrique des syndiqués écrasés ». Tandis qu’eux, préfèrent se consacrer aux aspects « politiques » du travail syndical : les revendications collectives, les effectifs, les salaires, les programmes… Cette dévalorisation du travail invisible de « service » s’explique peut-être par le déni de leur propre vulnérabilité ?
Pourtant, c’est ce travail de « service » qui permet d’éveiller les consciences et de gagner de nouveaux adhérents, notamment parmi les non-titulaires. L’attractivité du syndicat se joue bien plus sur sa capacité à écouter les personnes en difficulté que sur la qualité des discours et des idées qu’il défend. La remise en cause de la hiérarchie sexiste des activités syndicales nécessite la revalorisation de ce travail de care, l’attention portée aux précaires, aux plus vulnérables. Cela implique de revivifier la démocratie dans le syndicat, de mettre en débat explicitement la hiérarchie implicite des priorités. Ce n’est que de cette façon qu’on pourra redynamiser le syndicalisme.
Au cours du débat ont notamment été évoquées les questions suivantes :
– le care est-il associé à certaines professions ou constitue-t-il une dimension transversale de toute activité de travail, demande Christine Castejon ? Yves Bongiorno souligne que les ouvriers de l’automobile, quand ils montent les freins sur un véhicule, ont une conscience aiguë que la qualité de leur travail est vitale pour les conducteurs. Thomas Coutrot évoque une intervention (Artemis) en cours chez Biocoop où l’enjeu est la définition d’un modèle commercial reposant non pas sur la grande série et les prix bas mais sur l’ajustement très fin aux besoins des clients en lien avec un projet politique (d’autonomie et d’écologie alimentaire, de soin des humains et de la biosphère). Pour Frédéric Lecot, les agents des impôts sont eux-aussi soumis à la taylorisation et à la déshumanisation du travail, ce qui provoque de douloureux conflits éthiques ; son syndicat (Solidaires Finances Publiques) vise à remettre l’écoute des usagers au centre de l’activité de travail, pour que chaque agent puisse mettre « du coeur à l’ouvrage ». Yves Baunay indique que les activités de service consistent nécessairement à intervenir dans la vie des autres (clients, usagers, patients…) : reconnaître la nécessité du care pour bien faire ce travail permet de commencer à déborder les rapports de domination. Helena Hirata note que les professions du soin et du travail domestique présentent de fortes spécificités, qui ne peuvent être gommées facilement : la question de la souffrance liée à la mort, l’humiliation au quotidien, le racisme des employeurs familiaux, le harcèlement sexuel (des employeurs ou des patients, par exemple dans les EHPAD), autant de questions tabous difficiles à exprimer et qui nécessitent des débats collectifs dans des cadres à inventer. Véronique Hirbec craint que l’extension de la problématique du care à toutes les activités de travail n’amène en quelque sorte à noyer le poisson de la spécificité du travail de ces travailleuses.
– comment repenser la professionnalisation des activités de travail en fonction de l’éthique du care ? Jérôme Vicenza donne le contre-exemple du service « Veiller sur mes parents » proposé par la Poste, où les familles paient un abonnement mensuel de 40€ pour que le facteur passe un moment avec leur parent isolé : cette prestation est très mal vécue par les facteurs qui se sentent humiliés de faire payer pour ce qu’ils font d’ordinaire humainement. Alexis Cukier considère que la stratégie de professionnalisation doit reconnaître la dimension humaine, non codifiable ni marchandisable, du travail, et s’appuyer sur les formes concrètes de luttes des salarié.es. Pour Nicolas Latteur il faut s’appuyer sur la dialectique hétéronomie/autonomie, pour concevoir une professionnalisation autonome, qui procède à une redéfinition des finalités au cours-même de l’activité de travail. Thomas Coutrot rappelle les débats de « l’expérience ouvrière italienne » des années 1970 où a été élaborée la notion de « professionnalité collective ». Yves Bongiorno évoque une recherche-action syndicale avec des auxiliaires de vie à domicile : cette expérience montre qu’on peut dissocier professionnalisation et industrialisation, en créant un espace de délibération collective autonome sur le travail qui permet aux travailleuses de prendre conscience et de formuler leur professionnalité.
– comment revaloriser les activités de care ?
Pour Alain Alphon-Layre, rendre visible la professionnalité du travail de care passe d’abord par sa revalorisation salariale. Pour Léo Reynes, l’exemple de la Poste montre la nécessité de valoriser une prestation jusqu’alors invisible, mais aussi l’impasse de la valorisation purement monétaire de la dimension de care présente dans le travail des facteurs. Le facteur n’est pas (pas encore ?) un livreur de colis ou un distributeur de prospectus, mais comment rendre visible et valoriser ce « coeur à l’ouvrage » ? Jérôme Vicenza signale que chaque facteur aime à parler de « ses clients » (et pas « nos clients »), ce qui n’est pas une adhésion à la logique financière de la Poste mais au contraire une manière de souligner la valeur des liens personnels noués au cours de la tournée. Marianne Dujarier considère qu’il faut poser explicitement la question de la valorisation relative des activités de travail au regard de leur utilité sociale comme une question politique : la hiérarchie des salaires doit résulter d’un choix démocratique sur les priorités sociales.