Une enquête conscientisante dans une coopérative Intervention aux Assises de la santé des travailleur·ses (mars 2024)

, par Aurélien Alphon-Layre

Aurélien ici rapporte son expérience de construction d’un syndicat dans une coopérative d’activité et d’emploi : l’usage de l’enquête ouvrière - dans ce cas, avec la méthode de l’enquête conscientisante - a eu des résultats spectaculaires et largement inattendus...

Je vais un peu développer sur le contexte avant de parler de l’expérience en elle-même, car il me semble important pour comprendre les leviers qui ont permis d’aboutir sur cette expérience syndicale, et en quoi elle est malheureusement atypique, pour penser ensemble comment la généraliser.

L’Entreprise Smart, est un groupe coopératif européen de salariés autonomes. Le développement de cette activité rattachée au secteur de l’Economie Sociale et Solidaire suit une logique d’innovation sociale destinée aux travailleurs indépendants. L’objectif est simple : Construire des structures juridiques permettant de réunir et de salarier, donc de donner les droits du salariat et des lieux de rencontre et réunion, à des travailleurs d’un maximum de secteurs économiques, afin de les sortir de leurs conditions matérielles d’indépendants, isolés, atomisés, avec souvent une faible protection sociale.

A ce titre, en France, l’Unité Economique et Sociale de Smart est composée de plusieurs sociétés permettant différents types de contrat associés à différentes législations : Coopérative d’activité et d’emploi, structure de Service à la personne, Coopérative de production de spectacle, etc… Elle est rattachée à une maison mère belge, coopérative aussi, qui joue le rôle de financeur et détenteur de 90% de son capital. Les 2 structures partagent la même direction générale au moment de notre expérience.

Le groupe est jeune ; autant en durée d’activité (10 ans) qu’en âge moyen des salariés (38 ans, et très majoritairement autour de 30, 4 séniors de + de 50 ans sur 90 salariés), qu’en années d’ancienneté moyenne qui ne dépasse pas les 3 ans. L’entreprise souffre d’un turnover important, lié notamment à une organisation du travail fortement basée sur la polyvalence, et aucune culture de la prévention santé. Les tares de l’ESS.
En cause, une croissance extrêmement forte (autour de 30% par an) assumée principalement par des petites équipes réparties en agences de proximité sur les territoires (15 agences en 2019) qui doivent assumer une activité polyvalente exacerbée. L’activité de bureau se divise entre l’accompagnement administratif des salariés autonomes, la gestion courante de l’agence, le rayonnement commercial de l’agence, et l’animation de la vie coopérative locale, fonctions assumées sans spécialisation par l’ensemble des agents opérationnels en autogestion. Par ailleurs, sur leur fonction principale de suivit administratif, les agents doivent maitriser le cadre juridique de chaque activité des travailleurs (Régime d’intermittence du spectacle, régime général, formation professionnelle, subventions culture, réponses à marchés public, fiscalité sur les notes de frais, etc, etc…). Cette configuration de poste entraine des situations de surmenage importantes, qui peuvent partir en engrenage dès qu’un maillon de la chaine pète et que les collègues récupèrent sa charge de travail, le temps de son arrêt maladie, ou le temps de recruter une nouvelle personne après son départ. Conséquence : un turnover important.

Développement syndical

C’est dans ce contexte qu’émergent minoritairement les 1eres réflexions autour de la syndicalisation, au sein de 2 groupes sociaux distincts : Les travailleurs autonomes, et les travailleurs permanents de la structure. Les meneurs autonomes, réunis sur le siège social de la structure à Lille, ont une expérience militante personnelle qui les rapproche de Solidaires, notamment ASSO et le syndicat Sud Santé/Socio. Les meneurs permanents, répartis sur des bureaux en région, ont une expérience qui les rapproche de la CGT.

Le hasard, la chance, fait que ces meneurs se connaissent car ils avaient milité ensemble lors des Nuits Debout et au sein de l’association Réseau Salariat. De fait, la décision qui va être prise au moment de leur réunion, sera de maintenir les dynamiques lancées avec les 2 organisations syndicales, de sorte d’en mutualiser les ressources. La confiance permettra de nouer rapidement un accord pour une liste commune à 50/50 sur la représentativité aux élections pro.

Le syndicat Sud est composé de professionnels, sociologue et animateurs socio-culturel, de l’éducation populaire. Le syndicat CGT est composé de profils déserteurs, hauts diplômés qui cherchent du sens dans leur travail et atterrissent dans l’ESS. La stratégie de développement syndical CGT va s’appuyer sur l’histoire de l’organisation. L’objectif est de construire un syndicat national multipro, permettant de syndiquer les travailleurs autonomes sur les UDs de leur agence, et dans les fédés de leur branche. Le syndicat est donc rattaché à plusieurs fédés, et plusieurs UDs pour favoriser des logiques de solidarité interpro locales qui croisent des solidarités de branche nationales. Logiques qui ont historiquement permit la conquête de droits du louage d’ouvrage au contrat de travail entre la FBT et la FNS. Cette construction atypique sera facilitée par le secteur revendicatif de la confédé, qui avait déjà pris en main la médiation avec la fédé transport pour assurer la construction du premier syndicat de coursiers, auto-entrepreneurs à vélo.

De fait, la formation à la démarche travail dans le syndicat CGT de Smart est issue de sa proximité originelle avec le secteur revendicatif. Aucune des fédés ou UD auxquelles le syndicat est rattaché n’auraient proposé cette méthodo autrement, bien que le livret « négocier pour gagner » qui la présente en introduction soit disponible en accès libre et recommandé par notre fédé, ça ne vaut pas une formation sur le sujet.
Le syndicat CGT va donc proposer cette démarche revendicative au syndicat Solidaires, qui va s’en emparer et l’enrichir de ses techniques d’éducation populaire, notamment l’enquête conscientisante. Donc là encore, l’apport du syndicat Sud ne vient pas de sa centrale mais de l’expérience professionnelle des syndicalistes.

L’expérience concrète : la méthode d’enquête

Donc pour rappel, la "démarche travail" de la CGT s’articule autour de 2 questions posées aux salariés :
C’est quoi une bonne journée de travail pour toi ?
Qu’est-ce qu’il te faudrait pour que cette journée soit ton quotidien ?

En comparaison, l’enquête conscientisante est menée entre pairs subissant une même oppression/exploitation. Elle vise à être la source de prises de paroles individuelles, d’analyses collectives, de fabrication de commun, de solidarité, et de perspectives d’action, le tout dans une visée d’émancipation et de transformation sociale. Les enquêtes sont construites à partir d’un questionnaire plus élaboré et en 3 parties :
1 - Identifier les problématiques individuelles / sectorielles / locales, à partir de récits et d’anecdotes.
2 - Chercher la cause derrière les faits. Amener de la complexité, forcer le dépassement.
3 - Dégager des perspectives d’action, dans l’objectif de se redonner du pouvoir d’agir.

La jonction des 2 démarches, enrichies d’autres méthodes d’éducation populaire pour faciliter une prise en main collective d’entretiens individuels, va donner le protocole suivant :
La concertation va se dérouler en 9 demi-journées de travail pour 9 groupes de 6 à 12 personnes chacun, constitués en région et au siège. Sur les 9 créneaux, 2 seront en visio-conférence, et 7 en présentiel. Le déroulement des demi-journées de travail sera :
1 - Introduction par un tour de table de présentation en répondant à la question « Tu fais quoi en vrai ? » L’idée c’est de mettre en scène la contradiction entre l’intitulé du poste et son contenu, le prescrit et le réel. Ça permet une 1ere prise de température sur le rapport individuel au travail en fonction des qualificatifs employés pour décrire le réel.

2- GIM - Groupe d’interview mutuel : (1h15-30)
En groupe de 3 « De quoi aurais-tu besoin pour bien travailler ? », 10 min une personne raconte, l’autre la relance, la pousse à approfondir, à expliciter, et la 3eme écoute et note. Les rôles tournent jusqu’à ce que tout le monde soit interrogé. 15 minutes de synthèse en visibilisant les points de convergence et de divergence.
Restitution en plénière, 10 min par groupe. Dialogue avec la salle sur les contradictions entre les propositions, les confirmations. Identification de 3 types de revendications.

3- Comment faire pour… ? (30 min)

Constitution de 3 groupes qui vont travailler les 3 types de revendications différents. Le but est de traduire les idées en élément de négociation, avec des propositions les plus concrètes possible. « Comment faire pour… ? »
Présentation et inventaire des éléments de négociation par groupe, en plénière. (15 min)
Tri / Priorisation si besoin des propositions, en plénière. (15 min)
1 - Régulation… (15-20min) Avec quoi vous repartez ?
2 Quel besoin pour la suite ? (Important pour mesurer les attentes et les besoins en communication)
3 Jusqu’où seriez-vous prêts à vous engager pour aboutir sur ces revendications ?

Je ne rentre pas dans les détails ici, mais il y a tout un tas de subtilités de positionnements d’animateur et d’outils numériques qui permettent une responsabilisation de chacun sur la prise de notes et leur partage, pour grandement faciliter le travail de verbatim, synthèse et CR. Ce n’est pas négligeable pour pouvoir se concentrer sur la compilation de tous les travaux.

Mise en oeuvre

Cette enquête, on va la déployer dans un contexte de crise économique du groupe coopératif. On est 6 mois après le début de la crise, à la sortie du 2e confinement, et surtout au milieu d’une restructuration majeure de l’organisation du travail en management par projets, engagée depuis 3 mois. Ce qui place les salariés dans des situations de souffrance très avancée : près 20% de l’effectif est en arrêt maladie.

Cette situation sociale, et la culture coopérative poussent de déployer ce protocole d’enquête, en accord avec la direction générale, dans le cadre de 3 actions complémentaires :
1. La direction générale lance un tour des 15 agences pour tenter de comprendre les difficultés rencontrées par les équipes sur la mise en oeuvre du plan de restructuration.
2. A la suite de 17 signalements en souffrance au travail, la CSSCT coordonne les élus du CSE pour mener une enquête santé à partir d’entretiens individuels sur 51 salariés sur 90.
3. Les organisations syndicales lancent leur concertation syndicale sur des groupes régionaux.

Donc analyses croisées des fonctionnements d’équipe d’une part, des souffrances individuelles d’autre part, et des solidarités régionales étendues. L’objectif assumé par la direction et les syndicats conjointement, rappelons que les coopératives sont fortement sensibilisées aux questions d’éducation populaire, c’est de reconstruire un pouvoir d’agir collectif sur la situation.

Et ça va marcher. Un peu trop… On a tous sous-estimé la puissance de la chose.

En fait, ce qui va ressortir de ce processus de concertation, c’est une remise en question globale du plan de restructuration déployé par la direction. Jusque-là, franchement, nous, travailleurs et syndicalistes, on ne voyait naïvement pas le problème. On est en coopérative, une concertation collective abouti sur une remise en question de la stratégie engagée, pas de problème, on bifurque collectivement et la direction coordonne le tout.

Mais non. La direction va prendre les résultats de ce processus comme une remise en question de sa légitimité.

Plusieurs éléments vont encourager ce sentiment de mon point de vue :
Premièrement : Le CA commence à la bousculer étant donné les résultats catastrophiques de son plan de restructuration.
Deuxièmement : Le CSE, voyant que la direction n’envisage pas vraiment une remise en question en profondeur de son plan de restructuration va choisir de la menacer pénalement la direction sur ses entraves et invoquer la jurisprudence SNECMA pour bloquer la poursuite de la restructuration.
Troisièmement, les discussions finales de l’enquête syndicale sur les volontés d’engagement des salariés vont bien entendu poser les conditions possibles d’entrée en conflit frontal, grève ou autres. Ces discussions vont arriver aux oreilles de la direction qui en déduira que les syndicats sont dans une stratégie de conflit social.
Quatrièmement, ses propres consultations ne se passent pas très bien, les retours sur la mise en oeuvre du plan ne sont pas glorieux, la qualité est globalement empêchée par une
équipe sous-staffée et donc incapable d’accompagner correctement chaque projet, et la direction perçoit une méfiance naissante. Les salariés ne lui disent pas tout. Les liens de subordination globalement euphémisés dans une ambiance coopérative en période de croissance réapparaissent en période de crise et de souffrance au travail.

De fait, la direction sent qu’elle perd son emprise sur le terrain alors que les syndicats y gagnent en légitimité. Elle va saisir l’opportunité que lui donne une minorité du CA particulièrement vindicative à son encontre, pour poser sa démission sur ses fonctions françaises, et se rapatrier en Belgique à la tête uniquement de la maison mère.

La suite va être une catastrophe sociale. Un enfer absolu, une déliquescence complète du projet coopératif. La DG sortante se déresponsabilise complètement de la situation dans laquelle elle laisse l’entreprise française. Notons quand même, c’est important, qu’elle propose que le syndicat CGT reprenne les rênes, au mépris total de la réalité sociologique : la plus grande ancienneté parmi les syndiqués c’est 3 ans, et aucun n’est cadre. Autrement dit, reprendre la direction générale sur une 20aine de cadres et directeurs de pôles dans une entreprise qui fait 30M de CA, bonjour les relations professionnelles…

De fait, 70% des cadres vont d’ailleurs suivre la DG. Donc la coopérative française perd sa mémoire organisationnelle en un été. Et la nouvelle DG nommée à la fin de l’été va enclencher la seule chose qu’il reste à faire : un Plan social.

Dans ce contexte, il faut avouer que notre concertation avec les salariés nous aura donné une très forte légitimité et confiance dans les négociations. Nous avons des canaux de communication structurés, une culture et des méthodes de transparence revendicative construits collectivement avec les salariés, une maitrise globale de l’organisation du travail qui nous permet de contrer la majorité des mesures du plan social.

In fine, la DREETS nous donne raison sur toutes les failles du PSE en matière de santé, de politique sociale et sur les moyens économiques du groupe européen à mobiliser. En conséquence la société mère belge, cornérisée, choisit de faire l’action la plus crasse que j’ai connue de ma vie : elle met en redressement judiciaire le groupe coopératif français et casse par la même le cadre de négo du plan social dont elle laisse la main à un administrateur judiciaire.

Alors encore une fois, la concertation nous donne une très importante confiance chez les salariés. Au moment de cette rupture des négos, notre appel à la grève est suivi par 80% des salariés dont 97% chez les opérationnels. Nous sommes 2 ans après la création de notre syndicat et 1 an après notre accès à la représentativité… Ce niveau de mobilisation va permettre de négocier un accord transactionnel qui limite la casse pour les sortants, mais l’absence de rapport de force face à un administrateur sur les conditions de travail pour les restants font que la coopérative se retrouve en situation de mort lente depuis 2 ans.
En fait, il faut avouer que les institutions du droit, et notamment depuis les dernière lois et ordonnances travail, permettent beaucoup de désengagement des patrons sur leurs responsabilités. S’ils n’ont pas envie de se faire chier avec des salariés pas contents en gros, ils peuvent se barrer des manières les plus sales sans être inquiétés plus que ça.

Donc oui, ce format d’enquête ouvrière est d’une puissance redoutable pour la légitimation des syndicats. En revanche, une négo ça se fait à 2. Attention donc à bien mesurer à quel point une DG veut rester à son poste, ou vos propres capacités à prendre sa place avant de la délégitimer complètement…