Je me propose d’aborder la contribution possible de l’ergonomie au travail syndical, non pas en
terme de transmission des analyses et des connaissances sur le travail produites par les ergonomes
mais dans de ce qui, des principes de base de l’ergonomie, mériterait de trouver un écho dans la
pratique syndicale. En effet, les processus d’atomisation à l’oeuvre dans la société et la fragilisation
des syndicats conduisent nombre de responsables syndicaux à rechercher les moyens de réduire la
distance entre, d’une part, leur action dans les institutions de l’entreprise et, d’autre part, la
mobilisation des salariés face aux réalités quotidiennes du travail. Dans la mesure où les réponses
sont recherchées en termes d’enquête syndicale sur le travail, la méthode d’intervention des
ergonomes constitue une source importante d’inspiration.
Dans cette direction, le premier mouvement a consisté à tenter de transmettre telle quelle la
méthodologie de l’intervention ergonomique. Dans les années 80, de nombreux militants syndicaux
ont parcouru, au CNAM, le cycle complet de formation à l’ergonomie. Mais la greffe sur les pratiques
syndicales s’est heurtée à de sérieuses difficultés comme l’a montré l’expérience, par ailleurs
remarquable, pilotée de 83 à 99 par Robert Vilatte à l’INPACT CFDT.
Je voudrais donc évoquer une autre option, moins ambitieuse : non plus tenter de transmettre telle
quelle la méthodologie ergonomique mais extraire de l’ergonomie la substance vive qui pourrait
contribuer à de réduire cette distance entre syndicalistes et salarié(e)s.
Or, le coeur du message de l’ergonomie, ce n’est pas, comme on le croit souvent, la différence entre
le travail prescrit et le travail réel. Le fait que la direction ne connaisse pas le travail n’a rien
d’étonnant ni de scandaleux. Ce qui fait scandale dans le message de l’ergonomie, c’est le constat de
l’obscurité de sa propre activité aux yeux mêmes de celui ou de celle qui la déploie. On le sait, la
plupart du temps, l’être humain réagit aux situations sur la base de son expérience passée et de sa
sensibilité, sans que ses décisions soient le résultat d’une délibération consciente. Ce que met en
lumière l’ergonomie, c’est avant tout l’intelligence du corps. Cette intelligence qui fait que l’activité
est en avance sur la compréhension. (Davezies, 2021).
Le pari est de partir de là : la direction n’est pas la seule à avoir une vision biaisée du travail réel, c’est
pareillement le cas pour le syndicaliste qui l’observe de l’extérieur, mais le salarié vers lequel il est
tentant de se retourner pour en savoir plus n’a lui-même qu’une vision très partielle des motions qui
animent son activité. Un constat scandaleux, donc, car déstabilisant et difficile à avaler pour tout un
chacun.
Pour l’ergonome, l’observation permet de contourner la difficulté qu’a le salarié à rendre compte de
son activité. Mais une autre voie peut consister, non pas à contourner cette difficulté mais,
délibérément, à faire avec en jouant sur le fait que cette obscurité de l’activité n’est pas de même
nature chez les différents protagonistes.
Le représentant du personnel n’a du travail qu’une vision extérieure, abstraite. En revanche, le
salarié est dépositaire d’un véritable savoir sur son activité, mais il s’agit de savoir incorporé, un
savoir qui ne se sait pas, mais qui - du fait du caractère dialogique de la pensée - est susceptible
d’accéder à la conscience pour peu que le salarié ait l’occasion d’en parler à quelqu’un qui s’intéresse
réellement à son travail - ce qui ne lui arrive quasiment jamais dans la vie courante. Il est donc
possible d’envisager une co-construction, susceptible d’enrichir la compréhension du travail de
chacun des deux protagonistes, dès lors que le représentant du personnel admet qu’il ne connaît pas
plus le travail que la direction, et qu’il se place en position d’apprendre du salarié. Pour le
représentant du personnel le premier enjeu est donc de l’ordre de la mutation de sa posture. Le
second concerne l’acquisition d’une méthode d’interrogation susceptible de soutenir le travail
d’explicitation de son activité par le salarié.
Or, l’ergonomie fournit les principes élémentaires de ce questionnement sans pour autant nécessiter
la transmission d’un appareillage méthodologique lourd. J’en avais fait l’expérience dans les années
80, à Lyon, dans les formations interprofessionnelles de représentants CFDT en CHSCT. L’apport
théorique était absolument élémentaire, il se limitait au caractère radicalement sous-estimé de la
variabilité - variabilité industrielle, variabilité sociale et variabilité du travailleur lui-même -,
variabilité très facile à expliquer et à rattacher à l’expérience de chacun. Partir des quelques
généralités fournies par un salarié volontaire pour décrire son travail, permettait, de question en
question, de montrer comment, en tirant soigneusement les fils de la variabilité et de ce qu’elle
implique en termes de mobilisation, c’était progressivement un monde qui apparaissait dans la
complexité et la tension de ses enjeux matériels et sociaux. Ce qui était frappant, outre l’attention
soutenue des autres participants, c’était l’intérêt manifesté par le salarié questionné pour cette aide
à l’élaboration. L’expérience a néanmoins tourné court ; le syndicaliste avec lequel je co-animais ce
travail ayant quitté la CFDT pour participer à la fondation de Sud Rail.
Dans les expériences auxquelles j’ai participé, par la suite, principalement avec la CFDT- la preuve par
100 lancée par la Fédération santé sociaux en 1990 ou les 50 défis en région Rhône-Alpes en 1994 -,
il n’était pas possible de faire entendre une telle orientation. Les militants syndicaux qui avaient été
formés à l’ergonomie, s’efforçaient d’en reproduire la forme canonique d’intervention. En tant que
soutien extérieur, je n’ai pas eu connaissance des débats qui s’en sont suivis à l’intérieur de
l’organisation, mais par la suite, la CFDT a opéré un repli vers des formes d’enquêtes plus
classiquement tournées vers le recueil d’informations auprès du salarié sous la forme de
questionnaires.
Pourtant, dans la même période, les transformations du travail ont accru l’exigence de développer
des méthodes d’assistance à la réflexion individuelle et collective des salariés sur leur activité. Deux
phénomènes - serviciarisation et intensification - ont en effet concouru à une individualisation
croissante du rapport au travail, à une réduction des espaces d’échange sur le travail et à la
dissolution des critères communs définissant un travail de qualité. Cette perte de repères communs
n’a pas été compensée par le développement d’espaces de discussion. Les dilemmes et les choix
nouveaux imposés aux salariés par ces évolutions ne sont donc pas arbitrés collectivement ; ils sont
renvoyés à la sensibilité et à l’expérience individuelle.
Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, mais je vais m’en tenir à un phénomène important pour notre
propos : tous les aspects de l’activité ne sont pas également obscurs. La résistance, l’échec
mobilisent l’attention. En revanche, tout ce qui témoigne de l’expérience incorporée et d’un rapport
harmonieux aux situations, reste dans la pénombre. Les êtres humains sont beaucoup plus
conscients de ce qu’ils ratent que de tout ce qu’ils font pour que les choses ne s’enrayent pas.
Résultat, dans les situations qui impliquent la mobilisation de la subjectivité et où chacun est amené
à se débrouiller de son côté, se développent des normes de sociabilité qui dissuadent de critiquer le
travail d’autrui (Eliot Freidson 1967). Les questions vives de l’activité tendent à être traitées comme
si elles relevaient de l’espace privé de chacun, comme si elles n’étaient qu’affaire de style personnel.
Dans ces conditions, les discours communs se construisent essentiellement autour de ce qui
constitue à l’évidence un sort partagé : les attaques que subit le groupe dans son statut, ses effectifs,
ses moyens. Cela tend à cantonner le rôle du syndicat dans celui de réceptacle de la négativité. Le
débat social se déploie ainsi à grande distance des questions vives de l’activité.
Le caractère très fragilisant d’une telle situation pour le ou la salarié(e) se manifeste le jour où son
supérieur l’interpelle au nom d’indicateurs de performance jugés insuffisants. En effet, faute
d’espaces d’élaboration de son expérience, il ne dispose pas des ressources langagières qui lui
permettraient d’expliciter la logique de son activité, d’opposer ses propres critères d’évaluation et de
défendre son point de vue. Il a seulement le sentiment d’être attaqué dans ce qu’il est. Les
ressources langagières disponibles sont celles de la victimologie ; elles transforment le conflit de
critères en rapport un bourreau-victime. Le monde se remplit de pervers narcissiques.
L’incompréhension de la nature du conflit est verrouillée. (Davezies, 2004).
Cette situation - très couteuse au plan individuel comme au plan collectif - est donc porteuse, plus
que jamais, d’une exigence de développement d’espaces de discussion destinés à penser et à arbitrer
collectivement les dilemmes de l’activité. Et pourtant, il est manifeste que cette orientation ne va pas
de soi. En témoigne le sort fait à l’obligation - inscrite dans le code depuis 1982 - de négocier, avec
les représentants du personnel, la mise en place de groupes d’expression sur le travail et son
organisation. Et ce n’est pas faute d’efforts pour promouvoir une compréhension et un intérêt pour
l’activité chez les représentants syndicaux (j’ai cité le CNAM, je pense aussi au travail d’Yves Schwartz
à Aix-en-Provence). L’approche du travail du point de vue de l’activité reste une problématique
marginale et les militants formés ont du mal à se faire comprendre dans leurs organisations.
J’ai déjà évoqué le premier obstacle, absolument commun : cette idée d’obscurité de l’activité nous
blesse et il est difficile de s’y résoudre. Mais, au-delà, si on la prend tout de même au sérieux, elle
bouscule les conceptions dominantes de l’être humain et de la société. L’individu promu par
l’idéologie libérale - l’individu autonome, pleinement conscient de lui-même, faisant librement ses
choix, soucieux de ses seuls intérêts et dont les relations ne sont qu’affaire d’intersubjectivité - cet
individu apparaît comme une construction idéologique qui ne correspond pas à la réalité. Cet être-là
n’existe pas. À y regarder de près, comme le fait l’ergonomie, l’être humain apparaît social de part en
part. Il ne lui est pas possible de coordonner son action avec celle d’autrui sur le mode de la simple
rencontre intersubjective. Coopérer implique l’existence d’un monde social, d’un monde de
significations et de règles communes.
Et c’est bien ce qu’évoque le terme d’ergonomie. Le νομὀς grec, c’est l’usage, la coutume, la règle de
conduite et, par dérivation, la loi. C’est donc ce qui relie les hommes, les normes de comportement,
les habitudes, les façons de faire partagées qui permettent à chacun de se repérer face aux attentes
d’autrui et d’assumer ses responsabilités. Hegel parlait « esprit objectif », une notion reprise en
anthropologie (Louis Dumont, 1991), en philosophie sociale et en sociologie (Vincent Descombes,
1996 ; Francesco Callegaro & Jing Xié, 2020). L’esprit objectif, dit ainsi Descombes, c’est « la présence
du social dans l’esprit de chacun ».
Les modèles de comportement, incorporés par apprentissage de façon en grande partie non
consciente, définissent le cadre et les voies de l’humanisation d’une double façon. D’abord en ce que
l’humain n’existe, dans un premier temps, que façonné par ces systèmes de
normes comportementales ; mais ensuite, les tensions et contradictions entre les différents systèmes
de normes laissent une marge de jeu qui pousse à retravailler la dépendance première dans le sens
de l’autonomie et de la construction de soi. Le terme de contraintes capacitantes ou contraintes
habilitantes, proposé par Judith Butler(2004), est une façon de rendre compte de ce double effet des
règles. L’humain est un produit social qui à son tour travaille le social en expérimentant de nouvelles
façons de faire, en s’efforçant de promouvoir de nouveaux usages à partir de son propre parcours.
Cela signifie que l’on occulte un pan majeur de la réalité en ne pensant les institutions du social que
sur le mode de la domination et de l’exploitation. Penser ainsi aboutit à des conceptions
déterministes qui négligent les marges d’action des salariés et la résistance qu’ils opposent dans le
quotidien de leur activité au primat des normes de la gestion.
De ce fait, prêter attention à l’expérience de l’activité, ce n’est pas, comme certains peuvent le
craindre, perdre de vue les dimensions collectives et céder à l’individualisme ambiant.
Au niveau général, on peut soutenir, avec Polanyi (1944) que le primat du marché, de la concurrence
et de l’individualisme possessif attaquent et dissocient le tissu social sans lequel il n’est pas de
société viable. Polanyi visait la nécessité de mesures politiques pour pallier cette dynamique
destructrice, mais nous, nous savons que l’activité individuelle est une permanente expérimentation
des possibilités de stabilisation ou de restructuration du social. De fait, l’analyse de l’activité montre
que, là où les normes de gestion prétendent limiter l’activité à la production d’un bien ou d’un
service à valeur marchande, l’être humain s’efforce de préserver où de promouvoir un monde de
valeurs et de significations communes qui donne sens à son activité. Le macroscopique du politique
et le microscopique de l’activité visent donc les mêmes enjeux selon des modalités et à des niveaux
différents.
Déjà, en 1840, Alexis de Tocqueville soutenait que la vitalité de la démocratie au niveau macro
dépendait de la capacité des citoyens à prendre en charge collectivement leurs affaires au niveau
micro. Le principal risque dans nos sociétés égalitaires, disait-il, ce n’est pas l’anarchie. C’est le
despotisme qui repose sur l’atomisation des citoyens et qui encourage celle-ci en transformant en
vertu le désintérêt de chacun pour autrui. Pour y faire face, selon lui, il importe, « de multiplier à
l’infini, pour les citoyens, les occasions d’agir ensemble, et de leur faire sentir tous les jours qu’ils
dépendent les uns des autres ». En effet, poursuivait-il : « Les sentiments et les idées ne se
renouvellent, le coeur ne s’agrandit et l’esprit humain ne se développe que par l’action réciproque des
hommes les uns sur les autres. » Et il explique que la vitalité de la démocratie politique en dépend :
« Plus le nombre de ces petites affaires communes augmente, plus les hommes acquièrent, à leur
insu, la même faculté de poursuivre en commun les grandes ». En somme, la démocratie boite, voire
trébuche, si elle ne se déploie pas à tous les niveaux de la société. C’est dans cette perspective que
nous nous sommes efforcés de travailler avec nos interlocuteurs syndicaux à partir de leurs
demandes d’accompagnement.
A partir des années 2000, les opportunités de collaboration se sont multipliées d’abord avec la
confédération CFDT (2004, 2006) puis avec la CGT (Renault 2008 ; SNCF, 2015 ; et, selon des
modalités plus légères, aide à la personne, 2016). A chaque fois, des groupes de syndicalistes se sont
engagés dans un travail d’enquête, accompagnés par des binomes associant syndicalistes et
chercheurs porteurs ayant en commun le point de vue de l’activité. Côté chercheurs, y ont participé
Bernard Dugué, Jacques Duraffourg, François Daniellou, Karine Chassaing, et donc moi-même. Dans
toutes ces expériences, le projet syndical était explicitement de renforcer les liens entre syndicalistes
et salariés.
Cela ne s’est pas fait sans susciter des oppositions à l’intérieur des mêmes syndicats, au point de
mettre parfois en difficulté les militants engagés dans l’enquête. Il a donc été jugé indispensable que
participent à la co-animation, des militants ayant responsabilité politique et autorité dans
l’organisation syndicale. L’expérience a cependant montré que cela ne mettait pas à l’abri des
manoeuvres de freinage.
Le dispositif de travail mis en place comportait deux phases :
– une phase d’enquête assurée dans leurs entreprises par les militants syndicaux sous la forme
d’entretiens individuels avec des salariés volontaires afin de repérer et de travailler avec eux des
moments critiques de leur activité,
– et ensuite une mise en discussion élargie avec les salariés concernés par les problèmes identifiés,
dans la perspective d’une élaboration collective susceptible de déboucher sur l’action. (Philippe
Davezies, Bernard Dugué, 2018).
Le travail réalisé dans leur entreprise par les militants était discuté collectivement lors de
regroupements périodiques sur le modèle de ce qu’étaient autrefois les TPB du CNAM. L’aventure
pouvait durer de quelques mois à un à deux ans.
Le principe des entretiens individuels était de repérer une situation critique vécue par le salarié et de
l’aider à en faire l’analyse. Cela impliquait de l’inciter à quitter le niveau des discours généraux pour
focaliser la réflexion sur le récit d’événements précis localisables en temps et en lieu.
Comme dans la technique des entretiens d’explicitation, élaborée par Pierre Vermersch (1991),
l’enquêteur était appelé à prêter attention aux verbes d’action et à les faire expliciter. Chaque action
exprimée sur le mode de l’évidence implique en effet une gamme d’actions de rang inférieur dont il
importe d’expliciter les conditions et les enjeux. C’est à ce niveau, dont on ne parle pas
spontanément et dont une large partie se déroule – comme on dit - en « pilotage automatique » que
se situent une masse de difficultés potentielles ; mais c’est aussi là que se manifestent l’engagement
subjectif, les intérêts et valeurs qui sous-tendent l’activité de même que les savoir-faire qu’elles
mobilisent - tout cela resitué dans la matérialité des situations.
Réfléchir ainsi au plus près de son activité amène le salarié à expliquer des choses qu’il ne s’était
jamais expliquées, à dire des choses qu’il n’avait jamais dites et à penser des choses qu’il n’avait
jamais pensées. Il fabrique ainsi des ressources langagières dont on sait, par expérience, qu’elles lui
permettront de mieux se faire comprendre de ses proches, de ses collègues, de sa hiérarchie.
D’une façon générale, cette première phase se passe très bien. Les militants syndicaux qui, en
général, n’ont pas de pratique d’enquête, sont surpris de l’excellent accueil qu’ils rencontrent et de
l’intérêt que manifestent les salariés pour une discussion un peu approfondie des problèmes qu’ils
affrontent dans l’intimité de leur activité.
Le deuxième motif d’étonnement concerne la fréquence avec laquelle l’encadrement de terrain
accueille favorablement le fait de voir les militants syndicaux se pencher sur les problèmes de travail
qu’eux-mêmes s’efforcent au quotidien de gérer et qu’ils n’arrivent pas à faire entendre à leur
propre hiérarchie.
À l’issue de ce type de travail, plusieurs fois, des militants nous ont affirmé que cette expérience
avait changé leurs conceptions de l’action syndicale et même leurs façons d’envisager leurs relations
dans leur vie personnelle. Nous savons qu’à se recentrer sur son activité, le salarié y gagne une
parole moins convenue, plus pleine, plus assurée. Mais le même phénomène se manifestait du côté
de l’enquêteur en terme d’autorité : « Maintenant, affirmait l’un d’eux, quand je parle en CHSCT, ça ne fait pas le même bruit, on ne m’écoute plus de la même façon. »
Cette première phase devait donc permettre aux militants de faire l’expérience du caractère convenu
du discours spontané des salariés sur leur travail mais aussi de la façon dont un questionnement
attentif, au plus près de l’activité, suscitait la production d’un discours incomparablement plus riche.
Cette phase devait permettre de repérer un certain nombre de situations critiques pour les
soumettre ensuite à la discussion collective sous une forme anonymisée. L’objectif était de
poursuivre l’enquête à un niveau supérieur en l’enrichissant de la diversité des points de vue. Là
encore, la consigne était de sortir autant que possible des discours généraux et des analyses
préfabriquées dans la mesure où ils tendent à mettent en exergue les différences de sensibilité et
d’orientation idéologique qui divisent le personnel et sont susceptibles d’ouvrir sur des débats sans
fin. Nous savons que le fait de ramener la discussion à la confrontation d’expériences de situations
réelles permet de sortir de cette impasse. Une régulation de la discussion est donc indispensable du
type : « Pour qu’on comprenne bien ta position, est-ce que tu peux nous raconter une fois précise où
ce que tu dis s’est passé et comment tu t’en es débrouillé ? » Et, là encore, aider à expliciter le point
de vue de l’activité. Et inviter les autres participants à exprimer leurs propres expériences. L’idée est
que chaque expérience singulière éclaire d’une lumière particulière les contraintes comme les
potentialités de la situation de travail et permet à chacun d’approfondir sa propre compréhension de
celle-ci. Même si cela ne résorbe pas les différences d’appréciation ; les participants se découvrent
ainsi en position d’apprendre les uns des autres.
Là encore, l’accueil des salariés est très favorable. C’est important car, animer une discussion
collective ne va pas de soi et peut légitimement inquiéter les militants, surtout dès lors que l’objectif
est d’étendre la discussion au-delà du cercle des sympathisants. Ainsi, dans le secteur de l’aide à la
personne, une militante CGT avait mené une série d’entretiens à l’occasion desquels elle avait laissé
entendre qu’elle organiserait ensuite une discussion collective. Mais, au moment de passer à l’acte,
elle n’arrivait pas à s’y résoudre. Ce sont les salariés eux-mêmes qui l’ont interpellée et pressée
d’organiser la rencontre. Et 20 sur les 24 des salariées de l’entreprise se sont retrouvées dans la
soirée, jusqu’à 23 heures, au Flunch du secteur. Et autour de leur grande tablée, les autres tables
étaient occupées par leurs familles. Et ces familles mangeaient en silence pour entendre discuter, de
leur travail, leurs mères et leurs épouses.
Dans la plupart des cas, ce type de rencontre s’est avéré très satisfaisant du point de vue syndical,
débouchant, en particulier chez Renault, sur des actions portées en commun par les salariés et le
syndicat, et pouvant aboutir à des résultats en termes de transformations ainsi qu’à une modification
perceptible de l’image du syndicat.
Enfin, à l’issue de l’expérience commune, une journée était consacrée à la présentation par les
militants syndicaux de l’ensemble des enquêtes menées dans divers secteurs de l’entreprise et
auprès de professionnels différents. Cela donnait un tableau absolument saisissant de l’état de
l’entreprise.
La mise en oeuvre de cette orientation se heurtait cependant à plusieurs difficultés. Il ne faut pas
perdre de vue qu’il s’agit d’un apprentissage et donc d’un processus d’incorporation de nouvelles
façons de faire qui ne sont pas dans la continuité directe des habitudes antérieures. On ne peut donc
pas s’attendre à ce que cela fonctionne du premier coup. Après chaque regroupement, les militants
syndicaux retournent dans leur entreprise afin de mettre en oeuvre une feuille de route décidée en
commun à partir des objectifs poursuivis et des connaissances qu’ils ont déjà acquises sur le travail.
Evidemment, sur le terrain, ils n’appliquent pas les consignes mais fabriquent un mixte, en
proportions variables, entre la feuille de route élaborée en salle, les conditions particulières qu’ils
rencontrent, et les usages et habitudes antérieurement acquises du travail syndical. Au
regroupement suivant, la discussion ne porte pas sur la conformité à la feuille de route. L’objectif est
de prendre les militants là où ils en sont et de construire une nouvelle feuille de route susceptible de
les aider à faire le pas suivant dans la direction poursuivie par le dispositif. Et ainsi de suite.
Certains militants en retirent manifestement une compréhension très claire de l’intérêt d’une
approche par l’activité et s’avèrent capables à l’issue de l’expérience de continuer à la développer.
Mais d’autres, à mon avis plus nombreux, sont encore dans un entre-deux à l’issue du travail
commun.
Il faut dire que la forme même de notre dispositif contribue aussi à faire obstacle. Et
paradoxalement, cet obstacle tient au gain évident d’efficacité que constatent les militants
syndicaux. En effet, d’une façon générale, lorsque les militants entament l’enquête, c’est la première
fois qu’ils s’adressent de cette façon aux salariés. Ce qu’ils rencontrent alors, ne leur apparaît pas
comme une difficulté des salariés à exprimer et à penser leur activité. Les salariés ont toujours déjà à
leur disposition une base de discours communs pour rendre compte de leur situation de travail. Et les
tensions et contradictions de l’organisation du travail ont une telle ampleur, dans la plupart des
situations, que cela constitue rapidement pour les militants un apport inespéré. Si bien qu’ils ne font
pas l’expérience d’un déficit d’expression mais plutôt d’un trop-plein trop longtemps contenu. Les
militants ont donc légitimement l’impression que leur musette est pleine et qu’ils ont déjà beaucoup
à digérer. Cela ne les incite pas à pousser la réflexion sur l’activité, en approfondissant le récit
d’évènements localisables en temps et en lieu.
Ils font donc, de façon très marquante, l’expérience de l’étendue de leur non-savoir sur le travail - ce
qui est déjà un acquis considérable -, mais beaucoup moins celle de leur capacité à soutenir par leur
questionnement la réflexion du salarié sur son activité.
Résultat, ce qu’ils récoltent, ce sont principalement les discours collectifs déjà élaborés et fortement
consensuels sur les attaques manifestes subies par le groupe. L’utilité de la discussion collective
comme moyen de porter l’enquête à un niveau supérieur n’est pas perçue. La discussion tend à se
focaliser sur la réaffirmation du consensus et sur les perspectives d’action. Le débat prend donc une
direction que les militants n’ont pas de mal à animer sur la base de leurs compétences syndicales.
Evidemment, on peut se demander en quoi cela pose problème, puisque cela conduit à des résultats
syndicaux considérés comme très intéressants ? Eh bien, parce que cela inscrit l’expérience dans une
autre dynamique que celle visée par le projet. On pourrait dire que celui-ci oppose deux types
d’enquêtes.
Le mode d’enquête le plus répandu, celui qui correspond à la pratique syndicale habituelle, est pensé
sur le mode du recueil d’informations auprès des salariés - confer par exemple ce qu’était la tournée
des services avant la réunion du CHSCT. Ce qui est visé, c’est le savoir des salariés sur leur situation.
Mais une fois ce savoir recueilli, la logique est de considérer que le travail d’enquête est accompli, et
de passer à autre chose. Et ceci d’autant plus que l’on ne peut pas passer son temps à faire des
enquêtes. On retourne donc aux urgences du travail syndical dans ses formes éprouvées. C’est en
général ce qui se produit.
Mais dans notre cas, il ne s’agit pas de purement et simplement recueillir de l’information. Il s’agit de
sensibiliser les militants à l’obscurité de l’activité et de leur faire mesurer l’intérêt du soutien qu’ils
peuvent apporter à la mise en mots de leur propre expérience par les salariés. Dans cette
perspective, la quête de compréhension du travail réel n’a pas de fin. Chaque avancée n’est qu’une
étape. Le dispositif vise donc à permettre aux militants d’acquérir une capacité d’écoute et
d’interrogation susceptible de transformer les moments où les salariés les sollicitent, dans le
quotidien de l’entreprise, en autant d’occasions de poursuive avec eux la quête de compréhension
des enjeux du travail et des moyens d’y faire face.
Il s’agit donc de passer du premier type d’enquête au second - un cheminement qui impose le
passage par des formules mixtes. Un cheminement dont la vitesse dépend du caractère plus ou
moins solidement structuré des modalités antérieures d’intervention auprès des salariés.
J’en reviens donc au problème que je posais. Il est certain qu’à l’issue de nos travaux en commun la
plupart des militants ont infléchi leur mode de relation avec les salariés. Mais, en dehors des
quelques uns qui ont pleinement intégré la problématique, au point d’infléchir leur mode de relation
quotidien avec les salariés, nous ne sommes pas en mesure de préciser si la dynamique de passage
du premier mode d’enquête au second, amorcée dans le cadre d’un dispositif dont la durée de vie
est limitée, est susceptible de se poursuivre sur sa lancée et de se pérenniser.
Ces incertitudes sur la capacité du dispositif à atteindre ses objectifs dans la durée me conduisent à
penser qu’il serait souhaitable de mettre en place des ateliers spécifiquement dévolus à la formation
à l’entretien sur l’activité, en mettant en travail l’expérience professionnelle des militants euxmêmes,
un peu comme je l’avais expérimenté il y a une quarantaine d’année à la CFDT. Mais il y
aurait aussi un intérêt à développer les mêmes ateliers, hors de ces grandes enquêtes qui n’ont
nécessairement qu’un caractère exceptionnel, et donc plutôt en accompagnement du contact
quotidien avec les salariés. Ces ateliers permettraient d’aborder non seulement la souffrance mais
aussi le plaisir au travail. Ils permettraient ainsi de mettre l’action syndicale en position de soutenir
les salariés, non seulement dans les dimensions défensives de leur activité mais aussi dans leurs
dimensions affirmatives. Ce qui - nous l’avons constaté à plusieurs reprises - redistribue les cartes de
la négociation sociale, dans un sens plus favorable aux salariés comme au travail syndical.
– Butler J. (2004), Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif. Editions
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