Introduction par Thomas Coutrot
A ses débuts l’horizon du mouvement social et syndical était l’abolition du salariat. Mais la conquête de la Sécurité sociale et du droit du travail, adossée au rapport de subordination salariale, a changé la donne. Aujourd’hui la dégradation du travail salarié et sa perte de sens poussent beaucoup de travailleuses et travailleurs à fuir un management autoritaire pour rechercher des alternatives hors du salariat, au prix, le plus souvent, de pans entiers de leur protection sociale. Les coopératives d’activité et d’emploi (CAE) cherchent à concilier la plus large autonomie au travail pour leurs sociétaires avec les garanties du salariat. Peuvent-elles préfigurer ce que serait un salariat sans subordination ? Faut-il plutôt reconnaître que la subordination est indissociable des protections salariales, tout en visant à démocratiser le plus possible les rapports de travail ?
Voici comment sera organisé notre débat. Dans un premier temps, Stéphane va faire une rapide mise à niveau, pour que tout le monde soit au même niveau d’information sur ce qu’est une coopérative d’activité et d’emploi. Je pense que tout le monde ici le sait, mais c’est peut-être bien d’avoir ce petit temps d’explicitation, ce n’est pas forcément évident pour tout le monde. Et ensuite, on va organiser le débat entre les intervenants autour de trois questions. Chaque fois, les quatre intervenants interviendront cinq minutes pour répondre à la question. Ensuite, on aura le temps du débat avec la salle et, je l’espère, des conclusions rapides. Alors, les trois questions que l’on va discuter ce soir : la première, c’est : le statut coopératif, la gouvernance démocratique, rendent-ils obsolète le conflit social dans l’organisation ? Donc, coopérative, statut coopératif et conflit social, quel rapport ? Puis on abordera une deuxième question qui est : finalement, qu’est-ce que c’est que la subordination ? C’est une question profonde, politique, juridique. Que porte-t-elle, qu’est-ce qu’elle signifie ? Et ça nous permettra d’avancer dans la troisième question, qui est finalement la question centrale de la soirée : est-ce que les coopératives d’activité et d’emploi peuvent être considérées comme la préfiguration, l’expérimentation d’une forme de salariat sans subordination ?
Est-ce qu’on peut dénouer le lien entre le salariat, sa protection sociale, et la subordination, qui jusqu’à présent a été la condition juridique de cette protection ? Voilà un peu le programme de la soirée, et donc ça devrait durer normalement jusqu’à 8h moins 20, et ensuite on aura trois quarts d’heure de discussion, et puis il y aura des conclusions des participants à la table ronde. J’espère que ça va à tout le monde.
STEPHANE VEYER
Alors, cinq minutes, c’est très court pour expliquer ce qu’est une coopérative d’activités, et je pense que Marie complètera ce que je dirai au nom de la fédération, parce qu’elle est plus au courant du panorama actuel. Coopérative d’activités et d’emploi, c’est à la fois un mouvement, et une forme juridique d’organisation. Le mouvement, il est né il y a 30 ans maintenant, au milieu des années 90, à une époque où on commençait à entendre de plus en plus fortement la petite musique selon laquelle une des solutions au chômage, c’est que les chômeurs créent leur propre entreprise. Ils n’ont pas d’emploi, ils n’ont qu’à se le créer ! Un certain nombre de gens qui étaient issus des organisations d’accompagnement à la création d’entreprise ont senti que c’était un véritable piège, qu’on envoyait vraiment les gens au casse-pipe : il ne suffit pas de vouloir porter un projet entrepreneurial pour que derrière, ça marche !
Souvent, ces chômeurs créateurs, comme on les appelait à l’époque, ils n’avaient pas les codes, ils n’avaient pas le capital, ils n’avaient pas les réseaux, ils étaient amenés à la catastrophe. Donc, il y a eu cette idée : comment est-ce qu’on peut « hacker » le salariat, de manière à au moins faire en sorte que ces chômeurs créateurs ne perdent pas leurs droits Assedic ? Nous avons inventé un dispositif extrêmement simple : sous une forme coopérative, une coopérative de travailleurs, une SCOP le plus souvent, on va accompagner ces personnes-là et on va héberger leur activité, on va leur donner un temps pour qu’ils lancent leur activité, sous statut salarié, de manière à ce qu’ils ne perdent pas leurs droits et leur protection sociale, le temps de, au moins, tester leur activité.
C’est vraiment le dispositif de base. A l’origine, il n’était pas imaginé que ces personnes restent dans ces coopératives. C’est un dispositif qui était plutôt conçu comme transitoire, de préparation et de sécurisation à la création d’une entreprise classique. Mais l’histoire a bifurqué : dans les 20 années qui ont suivi, petit à petit, ces premières coopératives d’activités ont investi véritablement le mode coopératif en faisant en sorte que les personnes qui étaient à l’intérieur y restent, deviennent associées de ces SCOP. Finalement, petit à petit, le propos qui était « on aide à la création d’entreprises individuelles », est devenu « comment est-ce qu’on travaille ensemble dans la durée avec ce dispositif dans lequel les gens articulent une activité économique autonome, qu’ils ont apportée à la coopérative, et un statut de salarié ». Vous avez là le dispositif, en gros, en quelques mots, des coopératives d’activités. Je le reformule en quelques mots : une coopérative d’activités, c’est une coopérative de travailleurs, le plus souvent une SCOP (mais ça peut être une SCIC, ça peut être autre chose...), dans laquelle des personnes qui ont des volontés, des désirs de vouloir se mettre à leur compte, seules ou à plusieurs, apportent ce projet et cette activité à la coopérative, qui devient une des activités de la coopérative. Cette activité est gérée de manière comptablement autonome, à l’intérieur de la coopérative, de la SCOP, et elle sert à couvrir l’ensemble de ses coûts, comme ça serait le cas s’ils étaient travailleurs indépendants (les charges inhérentes à l’activité, le salaire, les cotisations sociales, etc). Mais au final, ces personnes sont bien salariées, elles financent, avec cette activité, une posture de salariée à l’intérieur de la coopérative d’activités. Et elles sont également associées de la SCOP. Elles ont cette espèce de triple casquette d’être à la fois professionnellement et économiquement autonomes, juridiquement et socialement salariées et parties prenantes d’un projet collectif en étant associées à la coopérative.
J’ai présenté vraiment une sorte de point commun de tout un tas d’expériences qui sont en réalité extrêmement diversifiées : il y a des coopératives d’activités et d’emploi qui sont écologisantes, il y en a qui sont communisantes, il y en a qui sont socialisantes, il y en a qui sont anarchisantes, il y en a même qui sont macronisantes. Enfin, tout existe. On a tout dans ce paysage-là. Et donc, on a, pour prendre les deux extrêmes, des coopératives qu’on peut regarder comme des rassemblements de travailleurs indépendants, mais qui bénéficient de la protection sociale salariée et d’un statut de quasi-salarié, et à l’autre bout du spectre, des organisations autogérées dans lesquelles les travailleurs font ce qu’ils veulent, avec qui ils veulent, où ils veulent, etc.
C’est une évolution de 20 ans. Au bout de 20 ans, il y a eu une reconnaissance et un cadre juridique qui ont été posés par la loi ESS en 2014. Donc, depuis 10 ans, il y a un cadre juridique de la coopérative d‘activités et d‘emploi qui existe, avec, c‘est ça le cœur de notre débat, un contrat particulier qu‘on appelle le Contrat d ‘entrepreneur salarié associé, qui reconnaît cette posture de rapport au travail, de travailleurs à la fois autonomes dans la gestion d‘une activité et bénéficiant de l‘intégralité du droit du travail, et de la protection sociale salariée, par ailleurs. Marie, je te laisse compléter…
THOMAS COUTROT
De toute façon, Marie, c ‘est toi qui enchaîne ! Première question donc, sur le conflit social dans les coopératives et en particulier dans les CAE.
MARIE LESAGE
Merci beaucoup, merci à vous d’être présents ce soir. C’est un plaisir que vous soyez tous là pour ce débat. Moi je voulais juste rajouter, par rapport à la fédération des CAE qui est jeunette, en fait il y avait deux structures auparavant, mais elle existe depuis décembre 2020 et nous sommes à peu près 150 coopératives d’activité d’emploi, et 135 adhérentes à la fédération des CAE. On est 12 000 entrepreneurs salariés et on fait environ 289 millions de chiffre d’affaires. Et puis, je voulais vous rappeler aussi que dans les principes qu’on s’est fixés dans la fédération des CAE, c’était aussi la volonté de construire une coopération, la volonté de construire un rapport au travail différent, un rapport au travail fait d’émancipation. On affirme notre filiation avec les mouvements ouvriers, avec les mouvements coopératifs, avec les mouvements mutualistes, avec les mouvements syndicalistes et de l’éducation populaire. Je voulais aussi rappeler, c’est dans nos préambules de la Fédération des Coopératives d’activité et d’emploi, que nous sommes attachés à ces mécanismes de solidarité nationaux que sont l’assurance chômage et la sécurité sociale.
Et aujourd’hui, dans ce que l’on a aussi mis en avant, il y a le mouvement écologique et la défense des communs. Et ça c’est vraiment quelque chose au sein de la Fédé sur lequel on espère pouvoir appuyer chaque coopérative existante ou chaque nouvelle coopérative qui arrive, parce qu’il y a aussi des coopératives agricoles, des coopératives du bâtiment comme disait Stéphane. C’est quelque chose qu’on avait envie de rappeler par rapport à toute la solidarité et la sécurisation des parcours, c’est ça qu’on recherche aussi au travers des coopératives.
La première question sur la gouvernance démocratique : on essaie d’avoir des temps d’échange démocratique dans nos coopératives, et comme on le disait avec Stéphane en préparant cette intervention, parfois ça marche, parfois ça ne marche pas. Et il faut aussi s’autoriser à dire qu’il y a parfois des temps démocratiques dans nos coopératives qui vont fonctionner à des instants donnés, et puis d’autres où ça ne va pas fonctionner. Il va falloir recréer des instances, recréer des temps d’échange, recréer des comités, des commissions.
Dans certaines coopératives, certaines CAE, il y a des temps d’échange institués, il y a des commissions ou des comités où justement on peut co-construire ensemble du dialogue social, ou construire ensemble des manières de fonctionner, et que tout le monde ait voix au chapitre sur la manière dont est organisé son travail. Notamment dans la coopérative où je suis actuellement, on a une réflexion sur notre organisation interne pour faire fonctionner la coopérative, on a discuté ensemble sur notre organisation du travail. C’était important de pouvoir le faire ensemble et de décider ensemble comment on avait envie de s’organiser, et pour moi je ne l’ai pas vécu dans d’autres milieux professionnels, que ce soit associatif ou entrepreneurial. Et puis, d’autre part, il y a le CSE que nous avons créé à Coopaname, la coopérative où je travaille, pour ne pas la citer. Ce qui est intéressant, quand il a démarré on ne savait pas comment il allait fonctionner. Et donc on a travaillé ensemble pour se dire comment on allait le mettre en place, comment l’adapter aux particularités de notre coopérative, comment on avait envie de le faire évoluer, et on se rend compte finalement que c’est tout une réflexion à mener.
AURELIEN ALPHON-LAYRE
Bonsoir.
Je voudrais préciser quand même, je pense que ce soir c’est important de le dire, on est tous d’accord sur les principes fondateurs des CAE. Je pense que dans le mouvement syndical on défend ces principes fondateurs qui sont de reconstruire du droit du travail pour des entrepreneurs qui sont du coup des travailleurs atomisés. L’accord existe sur ces principes, mais derrière dans leur mise en application, comme l’a dit Stéphane, il y a des mises en application qui sont anarchisantes, marxisantes ou macronisantes et donc il y a bien évidemment des contradictions qui vont se mettre en œuvre et il y a des positions syndicales du coup qui pareil sont dynamiques et à l’heure d’aujourd’hui je vais en présenter une partie mais bien évidemment tout ça est soumis au débat. Donc le statut coopératif et la gouvernance démocratique, est-ce que c’est la fin du conflit social ?
Cette question introductive pour moi elle nécessite surtout d’en préciser les termes, et donc du coup on va commencer simple : tout d‘abord démocratie, Demos et Kratos comme beaucoup de gens le savent, donc le pouvoir au peuple, d‘accord. Mais quel peuple ? Qui est légitime à décider ? Est -ce que mon voisin est légitime à décider ce que je plante dans mon jardin du fait que ça boucherait sa vue ? Est-ce que mon proprio est légitime à donner son avis sur ce que je plante dans mon jardin ? Est -ce que la coopérative agricole à qui je vends les pommes de mon jardin est légitime à décider ce que j‘y plante ? A partir de ces questions, on comprend très vite que le principe seul de démocratie ne suffit pas à définir les relations sociales au sein d’une organisation collective. Il va falloir statuer sur des règles de fonctionnement communes et ces règles ne vont pas légitimer tout le monde de la même manière. En droit des affaires, ces règles sont donc contenues dans les statuts ; dans les entreprises conventionnelles, la légitimité politique va être donnée en fonction du capital investi, en gros. À la différence, dans les coopératives, on va essayer de légitimer d’autres formes d’engagement, notamment autour du principe général « une personne, une voix ». Mais pareil, là aussi il y a des variations dans l’application de ce principe. De quelles personnes parle-t-on ?
Par exemple, en SCOP, on va garantir la majorité dans le CA aux associés salariés. Alors qu’en SCIC, on va donner de la légitimité à des associés d’autre nature, les bénéficiaires du service, les partenaires, les financeurs, les collectivités, chacun ne pouvant pas avoir plus de 50% des voix sur les décisions. Distinction importante donc. En SCOP, les salariés associés, ceux sur qui les décisions vont s’appliquer, sont forcément majoritaires dans la gouvernance. En SCIC, les salariés associés sont forcément minoritaires. C’est complètement différent. Bref, toutes ces distinctions statutaires rentrent pour moi dans la catégorie des conflits de légitimité dans l’exercice du pouvoir. Mais ce n’est pas tout. Ces statuts vont vivre et les collectifs vont gouverner en les appliquant. Il va y avoir des accords, des désaccords sur les projets stratégiques, sur les façons de les mettre en œuvre, etc.
Et j’appellerai ça des conflits de gouvernance qui impliquent d’établir des cadres permettant de trancher la décision finale. Dans une société capitaliste, toujours, ce seront les parts de la propriété qui détermineront le poids de chaque vote. Et dans une coopérative, ce sera la règle « une personne, une voix ». En CA, parfois en assemblée générale, parfois conditionnée par le poids de chaque collège. En effet, en SCIC, si le collège des financeurs représente 50% des voix et que le collège des salariés n’en aurait par exemple que 25%, même s’il y a 3 financeurs et 1 000 salariés, si les financeurs choisissent d’être en opposition avec les salariés, le résultat sera 50% pour les financeurs et 25% pour les salariés.
Bref, c’est tout ça qu’on a souvent tendance à définir comme gouvernance démocratique. Mais vous voyez déjà que le terme démocratique dépend en réalité de beaucoup de facteurs, de légitimation de certaines paroles plutôt que d’autres. Qui est associé ? Quel poids à chaque associé ? Dans la décision, qu’est-ce qui est voté en assemblée ? Qu’est-ce qui est voté en CA ? Qui cadre les débats dans les assemblées et dans les CA ? Etc. Et en plus, là, on n’a toujours pas parlé de ce qui va concerner notre débat, c’est-à-dire la démocratie dans le travail. Car une fois que le plan stratégique est voté, il va falloir organiser sa mise en œuvre, définir un partage des tâches, diviser le travail, bref, établir un travail subordonné.
Et j’insiste sur ce terme, car nous allons le voir plus tard, cette subordination s’accompagne, elle aussi, de règles, de droits et de responsabilités. Mais surtout, cette subordination va également donner place à une conflictualité sur le travail qu’il faudra traiter. Or, à ce propos, je pense que mon camarade Denis pourra en dire davantage, mais cette conflictualité sur le travail dépend de fait d’une conflictualité politique nationale et internationale sur le droit, avec des instances représentatives des salariés et des employeurs, qui du coup se battent pour défendre leurs intérêts. Donc l’ensemble des formes de conflictualité que je viens d’aborder font partie du conflit social.
Et donc, à la question simple est -ce que le statut coopératif et gouvernance démocratique sonnent-ils la fin du conflit social ? Une réponse simple, c’est non. Mais de mon point de vue, c’est une bonne nouvelle. C’est -à -dire qu’on est en démocratie et que c’est dynamique. Là où je pense que nous avons un problème collectif, ici et dans le monde coopératif, c’est que la majeure partie de cette conflictualité, à savoir celle sur le travail, est aujourd’hui euphémisée, niée, voire méprisée dans le mouvement de l’économie sociale et solidaire et dans les processus démocratiques qui l’imaginent. Et les conséquences sociales, pour moi, sont dramatiques. Aujourd’hui, l’ESS reste le secteur avec le taux de syndicalisation parmi les plus faibles de France. L’emploi précarisé est généralisé sous toutes ses formes possibles. Les grilles de salaires sont largement inférieures au reste du privé sur les mêmes métiers.
L’utilisation massive de contrats précaires, les heures supplémentaires non déclarées, les risques psychosociaux parmi les plus élevés. Bref, j’en passe. Mais continuer à cacher cette réalité derrière nos valeurs politiques revient, pour moi, à construire les conditions structurelles de notre propre dumping social. De la dévalorisation marchande de nos métiers sociaux et solidaires. Et donc, nous devons en parler, sans se voiler la face, sans se cacher derrière les principes moraux. Nous devons aborder nos contradictions, les comparer à ce qui se fait ailleurs avec humilité, pour commencer à agir. Et je remercie à ce titre les Ateliers Travail et Démocratie de nous permettre de commencer à le faire aujourd’hui.
THOMAS COUTROT
Merci, Aurélien. Tu as déjà en partie répondu à la deuxième question sur la subordination. Donc, je raccourcirai ton temps de parole… là c’était un peu plus long que prévu !
STEPHANE VEYER
Alors, on ne va pas partir sur le travail à l’intérieur de l’économie sociale et solidaire, et notamment dans le secteur associatif, parce que je crois que ce n’est pas le sujet. Et en effet, il y aurait énormément de choses à dire, et heureusement qu’il y a une sociologie du travail dans le monde associatif qui s’est développée ces 20 dernières années, qui était vraiment nécessaire. Je vais recentrer sur la coopération, repartir de la question coopération et démocratie. Aurélien l’a un peu dit, mais je pense que c’est important d’avoir en tête déjà que quand on parle de coopération, on parle à 95% d’organisations dans lesquelles les sociétaires ne sont pas les travailleurs. Les coopératives bancaires, les coopératives de consommateurs, les coopératives agricoles, les coopératives d’artisans, etc. On a en effet des organisations où se joue la question démocratique, mais elle ne se joue pas a priori dans la relation de travail : elle est ailleurs, dans la gouvernance sociétaire. C’est important de le dire. Le seul endroit dans le monde coopératif où en effet on peut se poser les questions sans doute de manière un peu différente, ce sont les coopératives de travailleurs, donc les SCOP, principalement, et les SCIC dans une certaine mesure - tu as noté les petites différences, ça mériterait aussi un débat en tant que tel.
Autre chose à noter : notre droit français est fait de telle manière que on n’est pas obligé, dans une SCOP, d’être associé. Il y a des SCOPs dans lesquelles les travailleurs sont relativement peu associés.
Les coopératives, c’est donc tout un panel d’organisations dans lesquelles la question de l’organisation du travail et du rapport au travail, peut ne pas être fondamentalement différent de ce qu’il est ailleurs dans le monde du travail, dans les sociétés classiques ou ailleurs dans l’économie sociale et solidaire. Donc la question de la conflictualité sociale se pose exactement de la même manière qu’ailleurs. Là où il y a vraiment une spécificité, c’est en effet sur la posture du travailleur ou de la travailleuse dans une SCOP qui est à la fois associée et travailleuse de la SCOP. Là on a vraiment quelque chose de spécifique puisqu’on se retrouve avec une posture très intéressante qui est qu’on est à la fois co-employeur et co-employé, à l’intérieur de la même organisation. Et ça c’est une spécificité assez formidable.
Le réflexe à l’intérieur du mouvement SCOP, traditionnellement, est plutôt de se dire : "à partir du moment où on est dans ce schéma de sociétariat, la question des instances de représentation du personnel, elle est annexe. Ce sont les mêmes personnes finalement qui sont co-employeuses et co-employées, donc à quoi bon entretenir des IRP ? Autant faire vivre notre démocratie sociétaire, on n’a pas besoin d’instances de représentation du personnel ou en tout cas de les faire jouer de manière classique".
Moi, je plaide depuis toujours pour au contraire qu’on investisse cette question-là à l’intérieur des SCOP très fortement, et qu’on invente quelque chose qui soit un autre dialogue social parce que, évidemment, on ne peut pas le jouer de la même manière quand les salariés sont associés et mandataires sociaux. La conflictualité n’est pas absente du tout, il peut y avoir de la conflictualité, ce n’est pas le problème, en revanche on ne devrait pas parvenir à de la confrontation. On devrait parvenir à autre chose parce que finalement ce sont les mêmes personnes qui se retrouvent dans les instances de représentation du personnel et dans les instances de gouvernance sociétaire. C’est un jeu de rôles. Marie, pardon Marie, à Coopaname, je crois, tu as été représentante du personnel puis tu as été au conseil d’administration, puis tu as été directrice générale et maintenant tu es salariée de base.
Donc il y a un jeu de rôles à jouer qui est extrêmement intéressant. On peut imaginer des formes de bicamérisme de gouvernance, dans lequel le conseil d’administration poursuit l’intérêt général de la coopérative, pendant que la représentation du personnel, sous forme de CSE, est là pour veiller à ce que la poursuite de cet intérêt général n’entre pas en confrontation avec les intérêts des travailleurs en tant que travailleurs.
C’est extrêmement fécond de pouvoir aborder les choses de cette manière. Malheureusement, ça ne se passe pas suffisamment comme ça. Sans doute parce qu’on a énormément de mal à sortir des représentations classiques et donc de la confrontation dans le dialogue social. Le dialogue social dans une coopérative ouvrière ne peut pas se jouer avec les représentations classiques. Ce n’est pas possible. Ça demande une animation démocratique, ça demande une vraie intelligence, ça demande des moyens aussi. Ça demande que tout le monde soit parfaitement au courant à la fois du droit du travail et aussi des principes et du droit coopératif. Ça demande donc un vrai boulot. Mais quand ce boulot est fait et quand on arrive à établir quelque chose qui soit vraiment de la coopération dans ce dialogue social, on arrive à des choses qui sont tout à fait intéressantes.
DENIS GRAVOUIL
Bonsoir à toutes et tous. Je ne vais pas prétendre représenter l’avis de la Confédération parce que sur des questions comme ça, cela mérite d’être un peu travaillé, à chaque fois qu’il y a des nouvelles formes d’emploi ou d’autres, il faut regarder ce qui peut se poser. Parfois, il y a eu des discussions auxquelles j’ai participé, avant d’être dans le bureau confédéral, et en particulier la question qu’il faut poser, avant de parler des CAE, c’est : quel désir d’autonomie ont un certain nombre de salariés dans leur travail, et pas seulement des cadres ? Je pense que c’est une question qui est beaucoup posée par des salariés qui relèvent de notre Union générale des ingénieurs, techniciens et cadres, l’Ugict, mais cette question d’autonomie, elle se pose bien plus largement pour un certain nombre de salariés qui ont marre d’avoir un patron sur le dos, qui veulent se mettre à leur compte. Et ils se disent : « est-ce que je vais quand même pas perdre tous mes droits » ? Parce que c’est une vraie question : on se bat pour que les droits soient portables et transférables tout au long de la carrière.
Je ne vais pas faire ici un exposé sur ce que nous voulons comme sécurité sociale professionnelle, qui commence dès le début jusqu’à la fin de la retraite, la mort… Mais en tout cas il me paraît important d‘avoir des droits attachés à la personne et garantis collectivement, comme ceux qui fondent par exemple les conventions collectives ; des droits à la sécurité sociale, par exemple l’assurance-chômage, dossier que je connais bien, avec les embrouilles qu’on connaît en ce moment.
Donc évidemment il y a une question sur le fait d‘arriver à avoir une autonomie dans le travail. Et ça pose la question du sens du travail. Certains de mes camarades, à la CGT, discutent de cette question du sens du travail depuis longtemps. On est dans un monde où le travail est atomisé, les salariés sont déresponsabilisés, et pas seulement depuis le taylorisme. Dans les dernières années, on se retrouve dans des situations où on a des salariés qui perdent le sens au travail, et dans des endroits où on ne s’y attend pas. Par exemple il m’est arrivé de voir des journalistes qui me disent : « moi je fais un reportage pour le journal de France Télévision, je dois vous interviewer, mais je ne sais pas exactement de quoi ça parle au début et à la fin. On m’a demandé de poser trois questions ». Ils vous ramènent les questions, ils ne prennent pas l’ensemble du sujet comme ils le feraient pour un papier normal. Heureusement ce n’est pas toujours le cas, on a encore des gens qui s’y prennent d’un bout à l’autre, qui essaient d’avoir des contradicteurs et pas seulement juste le mec de la CGT qu’on prend pour 15 secondes pour dire qu’on a eu quelqu’un qui n’était pas d’accord. On a donc une question sur le sens du travail.
Donc voilà, j’espère que mon introduction n’était pas trop longue mais je pense que cette volonté d’avoir une autonomie, du sens dans son travail, elle est particulièrement partagée, dans plein de secteurs, on a envie d’être fier de son travail, on a envie de pouvoir porter des prescriptions dessus. La question de l’écart entre le travail prescrit et le travail réel, il faut continuer à la creuser. Donc forcément la question des coopératives, ça revient.
Je ne suis pas un spécialiste de l’histoire des coopératives mais on sait que c’est une question qui se pose depuis fort longtemps. Donc en matière de coopérative, évidemment on a le droit de rêver d’un monde idéal qui pourrait être par exemple une forme de travail coopérative. Maintenant, les relations de travail, on n’est pas nés de la dernière pluie, on sait que les conflits naissent dès qu’il y a deux ou trois personnes, y compris pas uniquement des questions liées à un employeur et un salarié qui ont des intérêts différents. Même quand la CGT emploie des salariés, à un moment, elle se retrouve dans une situation de patron, et il y a des salariés qui peuvent s’organiser en syndicat, et qui ont des questions à poser. Mais je reviens sur ce qu’Aurélien disait sur la démocratie, la démocratie au travail, la démocratie sociale que l’on revendique, et qui est bien mise à mal par les ordonnances Macron, c’est y compris organiser le sens du travail, comment on organise le travail collectivement, quelle est la meilleure façon de faire pour que tout le monde soit respecté et qu’on arrive à un objectif qui soit partagé.
Donc je ne crois pas que les conflits puissent disparaître. Je pense que les conflits, ou la dispute comme disait, comment s’appelle-t-il, Yves Clot, ça fait partie de la situation dans laquelle on va se retrouver, et il ne faut pas en avoir peur. Et donc il faut se donner les moyens de se dire qu’il y aura des conflits, et des conflits sains, parce qu’il ne faut pas non plus caricaturer, dans le monde du travail en général, dans 80% des cas, on va dire, le travail se fait. D’ailleurs dans 80% des cas, la CGT signe les accords collectifs. Dans plein d’endroits, on initie des accords collectifs, on invente des choses. Je connais des secteurs où on est majoritaires, et où on a écrit le droit. Donc on peut imaginer que l’on avance. Ce qui crée le conflit, c’est que l’on n’écoute pas les salariés, et qu’on n’arrive pas à trouver des modes d’expression démocratique. Les conflits ne sont pas une fin en soi, on ne cherche pas le conflit. On aime bien être en lutte, faire des manifs, mais ce n’est pas une fin en soi. Le conflit est un outil pour faire avancer les droits. Malheureusement on doit bien constater que la plupart des moments où on a réussi à faire avancer les droits, c’est dans des conditions de conflit ou de rapport de force. Ce terme de rapport de force, qui n’a pas encore été prononcé, se pose : donc comment on équilibre les rapports de force qui peuvent se passer dans n’importe quelle entreprise, y compris coopérative ?
Alors en matière de coopératives d’activité, je ne suis pas un spécialiste comme Aurélien, mais je pense qu’il faut regarder deux choses. A l’intérieur de ces coopératives, quelles sont les structures de dialogue collectif pour permettre de dépasser les conflits qui sont inévitables ; et puis dans quel environnement elles évoluent, quelles sont les conventions collectives qui s’appliquent. Les conventions collectives, c’est une revendication syndicale, notamment CGT, et on est à nouveau dans une période où on met en cause les conventions collectives. Parce que les droits ne peuvent pas être uniquement liés au niveau de l’entreprise. Je vais prendre un exemple pour terminer, sur l’environnement du monde coopératif. Je ne sais pas à quel niveau la Fédération des coopératives a une influence dans l’UDES, l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire, mais on est malheureusement déçus ou en colère, mécontents de voir l’Udes prendre des positions patronales pures, alignées sur celles du Medef à nombreuses reprises, par exemple, sur l’assurance chômage, par exemple, sur les retraites ; on a le droit d’attendre autre chose de nos employeurs de l’ESS, qui parfois se retrouvent à être passés d’un côté à l’autre. Je termine sur une anecdote, je connais des endroits où on a créé des conventions collectives en ayant des deux côtés des membres de la CGT, parce qu’il fallait créer une convention collective. Mais en général ça a souvent dévié, une fois que les conventions collectives sont écrites, parce que finalement on se retrouve dans des relations patronales assez classiques avec des intérêts différents.
THOMAS COUTROT
Donc en fait, si je synthétise la discussion, tout le monde est d’accord pour dire qu’il y a des conflits d’intérêt, il peut y avoir des conflits dans les coopératives, il y a besoin de syndicats, il y a besoin de dialogue, il y a besoin d’instances représentatives. Donc là, on a un consensus et effectivement, ce n’est pas le cas du mouvement de l‘économie sociale et solidaire dans son ensemble. La deuxième question évidemment elle est plus peut-être plus controversée. Je vais faire deux citations pour introduire le débat sur la subordination. Je suis tombé récemment, grâce à Thibault Brière qui l’a postée sur LinkedIn, sur une citation... Vous allez deviner de qui elle est : « nous ne pensons pas que l‘humiliante condition du salariat, c‘est à dire l‘emploi d‘un homme par un autre, doive être la base définitive de notre économie ». Non, ce n‘est pas Jean Jaurès, c‘est Charles De Gaulle, le 1er mai 49. Donc De Gaulle était pour l‘abolition du salariat !
La CGT, à son congrès de 1902, c‘était je crois le congrès ou un des congrès fondateurs, a mis dans son article 1 « la disparition du salariat et du patronat » comme son objectif de long terme Ce n‘est qu‘en 1969 que la « disparition du salariat et du patronat » a été remplacée par la « suppression de l‘exploitation capitaliste ». Donc avec l‘idée que le salariat, finalement il faut le conserver. Et tout récemment, au congrès de Dijon en 2019, la CGT a poursuivi la réflexion sur cette question, et donc là c’est un texte que j’ai redécouvert en préparant cette réunion : « le constat est clair : quand on se remémore la façon dont s’est construite la définition du salariat, c’est-à-dire entre le critère de subordination juridique et celui de la dépendance économique, le choix politique qui a été fait de prendre la subordination juridique a desservi la classe ouvrière ». C’est une réflexion en progrès, en tout cas en mouvement : avoir défini le salariat sur la base de la subordination, ce n’était peut-être pas une si bonne idée, parce que, de fait, là j’extrapole un peu, mais si on accepte la subordination comme principe constitutif du salariat et condition de la protection sociale, on s’interdit d’investir la question de l’organisation du travail, laquelle, selon le principe de subordination, est réservée à l’employeur. Donc reconnaître, ça, c’est mon point de vue, je vous le mets en introduction, légitimer la subordination, c’est s’interdire d’investir la question de l’organisation du travail, c’est reconnaître au patronat le monopole de cette prérogative, et c’est entériner « l’humiliante condition du salarié ». Alors voilà, je pose mon point de vue parce que je pense que c’est un peu le cœur de la discussion. Je sais par exemple qu’Aurélien n’est pas d’accord, mais c’est à Denis de parler.
DENIS GRAVOUIL
On a cité des congrès de la CGT donc voilà, c’est bien... Il faudrait que je relise tous nos documents d’orientation adoptés depuis 1902… Bon, trêve de plaisanterie, évidemment, on est pour l’abolition du salariat, mais actuellement il y a beaucoup de gens qui veulent être salariés. On voit bien le développement des auto-entrepreneurs, micro-entreprises et autres. Là on vient encore de voir le gouvernement français torpiller une directive européenne . Le gouvernement français, c’est bien lui qui est le plus moteur pour tortiller une directive européenne qui vise à adopter un début de présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes numériques, donc en gros les chauffeurs VTC et les livreurs à vélo, pour l’essentiel. Et donc évidemment on leur dénie le droit d’avoir des droits de salariés.
Donc c’est un peu paradoxal, dans tous nos documents, on va s’efforcer de développer des droits et notamment de lutter contre l’abus de statuts qui sont ceux de faux entrepreneurs ; qui sont en fait des salariés déguisés qui ont la conjonction du pire, la dénégation du lien de subordination et de tous les droits qui vont avec. Donc ça, comme abolition du salariat, honnêtement c’est raté, c’est même au contraire un renforcement de l’exploitation à tous les niveaux.
Alors du coup la subordination, je ne suis pas juriste, et il ne faut pas la limiter à des questions juridiques, mais en gros, elle a toute une histoire, que je ne connais pas aussi bien que ceux qui me l’ont racontée ; mais au départ les travailleurs ne voulaient pas de la subordination parce que justement ça les attachait à un employeur. Et au fur et à mesure on s’est battu pour avoir un contrat de travail, un contrat de travail à durée indéterminée, que le contrat de travail non signé soit reconnu de fait comme à durée indéterminée. Donc évidemment il y a des choses à explorer. Alors évidemment je pourrais dire, et c’est plus facile à dire qu‘à faire, que ce n’est pas le salariat qu’il faut abolir mais le capitalisme et l’exploitation. Mais en tout cas, parmi des étapes pour y arriver, c’est évidemment d’essayer de développer la question de la démocratie et de faire reculer la décision verticale, imposée d’en haut par un patron qui décide de tout ; évidemment, tout ce qu’on peut gagner pour que les travailleurs participent à la décision, ça remet en cause le lien de subordination.
Alors la question des coopératives se pose, en tant qu’appropriation des moyens de production. Mais il faut des modèles, il faut des propositions pour arriver à des encadrements juridiques sur ce qu’on peut gagner comme droits collectifs et essayer d’aller dans ce sens de l’abolition. Je termine juste sur un point. Je crois que c’est Claude Didry qui disait, Aurélien m’a soufflé ça tout à l’heure, que la prescription préexiste à la subordination. La prescription, évidemment, c’est dans le cadre du contrat de travail : on vous paye pour faire quelque chose. Mais après, ce qu’on constate souvent, c’est qu’il vaut mieux que les salariés effectuent le travail comme ils l’entendent, pour qu’il soit bien fait, parce que sinon on constate qu’on n’ira pas forcément au bout, et que la machine ne fonctionnera pas très bien. Donc je vais m’arrêter là sur la subordination, ça mériterait évidemment d’autres développements, mais la question nous renvoie au débat précédent : comment on s’organise par rapport à cette subordination, comment se situer dans tout le mouvement pour la limiter ou l’abolir, et l’organisation qui est nécessaire à un travail collectif.
MARIE LESAGE
Alors en effet on est encadrés par la loi ESS de 2014. Dans cette loi ESS, le CESA, c’est le contrat d’entrepreneur salarié associé : donc il n’inclut pas de subordination. Ce lien n’existe pas entre un donneur d’ordre, un client, et l’entrepreneur ou l’entrepreneuse. Donc c’est vrai que quand les personnes rentrent dans nos coopératives, le lien de subordination n‘est pas abordé de cette manière-là. Les gens disent, moi je viens justement pour ne plus avoir de lien de subordination, pour décider avec qui j ‘ai envie de travailler, pour qui j’ai envie de travailler, que ce soit proche de mes valeurs, pour justement redonner du sens à mon travail et donc m‘organiser comme je le souhaite, mais en faisant partie d‘un collectif qui va m’aider à organiser mon travail, sans qu’un lien de subordination ne se fasse sentir.
THOMAS COUTROT
Il peut y avoir quand même des licenciements dans une coopérative d’activité et d’emploi ?
MARIE LESAGE
Des licenciements, il pourrait y en avoir en cas de problème, quelqu’un qui ne remplirait pas son « contrat » (entre guillemets) entrepreneurial, ce serait vraiment sous la forme d’un conflit. Mais moi je n’ai pas eu connaissance du licenciement d’un entrepreneur au sein de la coopérative parce qu’il n’avait pas de résultats suffisants. Si un coopérateur veut partir, il part avec une rupture conventionnelle, je n’ai pas eu connaissance en tout cas de licenciement au sein de la coopérative.
AURELIEN ALPHON-LAYRE
Alors, la subordination. L’objet social des coopératives d’activité et d’emploi, c’est de recréer du droit pour les entrepreneurs en leur donnant un contrat de travail, et donc les droits du salariat associés. Donc si le contrat de travail est le support du droit, la réalité c’est que la subordination en est la source et c’est en tout cas la thèse de la CGT à l’heure actuelle. Pour moi, Denis en a parlé, le chercheur qui en parle le mieux, ça reste Claude Didry. Plutôt que de vous inviter à lire son livre, L’institution du travail, je vais vous inviter à lire un article qu’il a écrit avec le sociologue Rémy Brouté, qui s’appelle « L’employeur en question, les enjeux de la subordination pour les rapports de travail dans une société capitaliste ». En fait ce qu’ils démontrent dans cet article, c’est que dans l’histoire du contrat de travail, la prescription a précédé l’introduction de la notion de subordination. Et cette notion de subordination, elle a été introduite pour trouver qui devait assumer les responsabilités de l’employeur et donc assurer aux salariés leurs droits. Et donc l’ensemble des neuf livres qui composent le code du travail, mais aussi les conventions collectives, la hiérarchie des normes et tout un tas de choses, de dispositions juridiques, se sont construits sur cette relation de responsabilité réciproque employé / employeur, travail, conditions de travail, que la subordination a caractérisé. Donc après, on peut partir dans des descriptions d’un avenir idéal, on peut se baser sur ce que disait la CGT en 1902, mais en 1902 la subordination n’existait pas dans le droit la subordination elle a été inventée dans le droit par la jurisprudence en 1931. Donc entre la définition du salariat quand c’est un concept, et quand il a une définition juridique, 100 ans plus tard, bon, il y a un monde, en fait. Nous à la CGT, on va travailler sur le réel, en fait, et depuis des années, depuis un siècle, ce qui se passe, c’est que la subordination a permis à chaque fois de conquérir des droits. Le fait de reconnaître des liens de subordination, ça a permis de conquérir des droits, et pas le contraire.
Donc, concrètement, si on reprend la définition juridique du terme, selon la jurisprudence du 13 novembre 96, encore une fois, ça a évolué, mais 96, c’est la dernière jurisprudence qui définit le terme, donc, le lien de subordination est caractérisé par « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur, qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ». J’insiste sur le terme de pouvoir, pourquoi ? Parce qu’avoir un pouvoir ne veut pas dire l’exercer ; en fait, c’est une distinction importante. Parce qu’entre une économie majoritairement industrielle et une économie majoritairement de services, ce qui a changé, c’est justement la prescription du travail. Des auteurs comme Danièle Linhart ou d’autres, nous démontrent qu’on est passé, en fait, de formes hiérarchiques et stables d’organisation du travail à des formes horizontales et agiles pour répondre aux clients rois ; donc il a fallu donner plus d’autonomie aux salariés dans leur travail et aujourd’hui ça se ressent.
Les directions fixent un cadre général de travail avec des objectifs chiffrés, et les salariés définissent eux-mêmes la méthode la plus performante pour les atteindre.
Ainsi en 1996 Michel Gollac et Serge Volkoff démontrent d’ailleurs le paradoxe que plus d’autonomie dans le travail donne en réalité une plus grande intensification du travail, et ils enregistrent qu’à l’époque, le pourcentage des salariés à qui leur supérieur indique comment faire leur travail est infime chez les cadres et uniquement de 25% chez les ouvriers, et qu’en plus ce chiffre est en baisse constante. D’où ma question : est-ce que selon vous, cette majorité de salariés dont on ne prescrit plus le travail, dont on ne prescrit plus la façon de faire leur travail, sont sortis du cadre de la subordination ? La réponse est bien évidemment non. Mais pour le comprendre, pour arriver à imaginer un peu comment se caractérise finalement cette subordination, il y a une règle de base : c’est que le droit est un support de la résolution des conflits. Donc vous ne faites pas un procès à votre voisin, parce qu’il est trop gentil avec vous. C’est uniquement lorsqu’il a un comportement qui vous semble abusif que vous allez piocher dans le droit, dans le cadre collectif, les définitions et applications de ce cadre pour lui notifier son écart à la règle.
Ce n’est pas dans des situations de travail où tout se passe bien qu’on va mesurer l’effectivité du lien de subordination. C’est dans les situations où ça se passe mal, quand il y a des désaccords dans l’exécution du travail, quand il y a des conflits d’intérêts sur les objectifs, quand il y a des souffrances, quand il y a des crises. Qui a les moyens de définir et de mettre en œuvre des mesures collectives de crise : ordres, directives. Qui a les moyens de communiquer à l’ensemble du collectif de travail et donc de contrôler l’information officielle : contrôle. Qui a le pouvoir de renégocier les contrats qui s’écartent des nouveaux objectifs, voire de les rompre : sanction. C’est en redessinant ces liens de subordination que l’on va pouvoir se référer au code du travail pour fixer les droits, les responsabilités et les obligations de chacun, pour résoudre les différents conflits qu’on rencontre, et c’est ça qu’on apprend quand on se forme à nos fonctions de représentant du personnel en coopérative, comme ailleurs.
Donc retenez donc bien ceci ce n’est pas le niveau d’autonomie des agents dans l’exercice de leur métier qui fixe leur niveau de subordination ; c’est le niveau de subordination qui fixe le niveau de leur droit. À ce titre, de mon point de vue, puisque les CAE se fixent l’objectif fondateur de reconstruire du droit du travail pour les entrepreneurs, elles ont tout intérêt à assumer la subordination qui va avec leur rôle.
THOMAS COUTROT
Juste pour une remarque sur ce que tu as cité, Gollac-Volkoff 1996 ; mais il s’est passé quand même pas mal de choses depuis 1996 dans l’organisation du travail et en particulier la montée du Lean Management et du New Public Management qui a complètement changé la donne. Les employeurs sont largement revenus sur cette pseudo-volonté d’horizontaliser les relations et de donner de l’autonomie aux équipes, et on a le phénomène exactement inverse depuis une vingtaine d’années.
STEPHANE VEYER
Tu as cité Danièle Linhart, qui est extrêmement critique de la subordination ; c’est intéressant. Alors merci Thomas pour les citations, « l’humiliante condition du salarié », je ne connaissais pas mais évidemment je m’inscris complètement dans cette idée là... Je ne peux pas comprendre comment au 21ème siècle on continue de considérer qu’il est normal que la règle d‘organisation de base du travail, ça soit quelque chose qu’on appelle "la subordination". C’est complètement aberrant. Cela veut dire que, en effet, dans le monde du travail, on accepte que les rapports humains qui sont institués soient des rapports de domination, quelque chose qui relève quasiment de la féodalité !
C’est complètement aberrant, moi je le dis souvent de cette manière-là, on peut tourner autour du pot mais la subordination, ça reste fondamentalement une capacité à dire à quelqu’un ce qu’il doit faire de son corps, de ses nerfs, de ses muscles et de son esprit, comme dirait Marx. C’est vraiment l’incarnation du rapport de production capitaliste dans toute sa splendeur, il n’y a pas à tourner autour du pot là-dessus. Et d’ailleurs, moi je crois vraiment que le débat autour de la perte de sens au travail, les jeunes qui réclament plus de sens, c’est fondamentalement une critique de la subordination. Je crois que ce qui est rejeté massivement, c’est la subordination elle-même, pas le salariat !
Alors, je sais, j’entends bien les arguments, je les ai mille fois entendus. La subordination serait, aurait été historiquement, le vecteur à partir duquel on aurait créé le droit du travail et de la protection sociale. Même ça, moi, je considère que c’est fallacieux. Une première chose : le droit, de manière constante, a raccroché au droit du travail des travailleurs dont il n’était pas besoin qu’ils prouvent l’existence d’un lien de subordination pour les rattacher au régime général de la sécurité sociale et au droit du travail. C’est un article que l’on connaît bien dans le monde de la coopération, c’est l’article L311-3 du code de la sécurité sociale, je vous invite à le lire, c’est une vraie liste à la Prévert qui liste une bonne quarantaine de professions, des ouvreuses de théâtre aux arbitres, aux journalistes et aux coopératrices/ coopérateurs. Cet article du code de la sécurité sociale raccroche au régime général de la sécurité sociale ces travailleurs pour lesquels il n’est pas besoin de prouver l’existence d’un lien de subordination. Donc, il y a eu une histoire de conquête de droits, qui sont des droits du salariat, par des personnes non subordonnées.
Deuxième élément, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de lien de subordination qu’il n’y a pas une fonction employeur. Ça c’est un truc que l’on vit tous les jours dans les coopératives d’activités et d’emploi, en tout cas celles qui travaillent cette question- là et qui essayent de le faire bien. Il n’y a pas de lien de subordination, mais il y a une responsabilité à jouer sur tout ce qui fait la fonction employeur, les questions de protection sociale, les questions de retraite, les questions de formation, de conditions de travail, etc. Simplement, dans une coopérative de travail, cette fonction employeur, on va la jouer différemment, on va la penser collectivement. Mais il n’est pas besoin là non plus de faire la preuve d’un lien de subordination pour faire bien les choses. Et en général, d’ailleurs, quand on les fait bien, on va beaucoup plus loin que ce que prévoyait le droit du travail.
Puis troisièmement, on aurait pu avoir une autre histoire. Ce n’est pas parce que l’histoire s’est déroulée comme ça qu’elle n’aurait pas pu se dérouler autrement. Ce lien entre subordination et conquêtes sociales, en tout cas entre contrat salarié, accès au droit du travail et lien de subordination, il se fait aussi au 19ème siècle à un moment qui est un moment d’ordre moral. C’est l’oeuvre de la Troisième République morale dans toute sa splendeur, sous l’effet d’un certain nombre de jugements de la Cour de cassation qui est hyper conservatrice, et dans le souvenir de la Commune, de réaction contre la Commune. On aurait pu avoir une tout autre histoire. Alain Cottereau, qui est historien notamment de toute la jurisprudence prud’homale du 19ème siècle, a montré comment la relation de louage d’ouvrage, comme on disait à l‘époque, qui n’était pas encore le salariat subordonné, était une relation beaucoup plus équilibrée qu’on ne peut la réinterpréter aujourd’hui avec un certain révisionnisme historique. Il y a eu toute une jurisprudence prud’homale, de respect des équilibres contractuels entre le travailleur et le donneur d’ordres.
INTERVENTION DEPUIS LA SALLE
Imposer la subordination et le lien de subordination, ça a été aussi une révolution conservatrice.
STEPHANE VEYER
Mais bien sûr, la substitution de cette jurisprudence par le lien de subordination comme vecteur de création de droit, ça a été aussi une révolution conservatrice. Il faut le dire comme ça. Bref, je ne vais pas plus loin, mais vous ne m‘entendrez jamais défendre le lien de subordination, la subordination, en tant que telle, comme vecteur de création de droit. Reconnaître, visibiliser la subordination chez un certain nombre de travailleurs (et on l’a évidemment en tête Aurélien et moi, notamment les travailleurs de plateformes) parce qu’on les force à être auto-entrepreneurs, c’est indispensable. Pouvoir ainsi les remettre dans le droit du travail et la protection sociale, évidemment, oui mille fois, c’est un combat qu’il faut mener. Mais considérer que la subordination en tant que telle, c’est l’alpha et l’oméga de la lutte sociale, et qu’elle est un avenir désirable pour le travail, jamais !
THOMAS COUTROT
Merci Stéphane. Donc on va passer à la dernière question qui va essayer de se pencher plus sur le fonctionnement des CAE. En quoi est-ce que le principe de la CAE, est un futur désirable, pour le travail en général ? En quoi les rapports de travail qui peuvent se nouer dans les coopératives d’activité et d’emploi sont-ils la préfiguration, soit d’une subordination acceptable et adoucie dans l’optique d’Aurélien, soit d‘une véritable sortie de la subordination dans la mesure où le rapport hiérarchique, le rapport d’autorité hiérarchique caractéristique de la subordination, ne serait plus présent dans ces entreprises ?
DENIS GRAVOUIL
Est-ce que l’horizon c’est de dépasser le salariat ? Est-ce que c’est un salariat sans subordination ? Enfin, en tout cas, on voit bien déjà qu’il y a un mouvement de fragmentation du droit, on en parlait tout à l’heure, avec les travailleurs de plateforme et un certain nombre d’inventions, j’en découvre encore, des formes de contrats de travail variées. J’ai participé à des négociations par exemple pour établir la convention collective du portage salarial. Le portage salarial, pour dire les choses clairement, il y a la version illégale qui est le louage de main d’œuvre et la version légale qui est le portage salarial. On peut dire les choses clairement : heureusement, le fait qu’on négocie une convention collective permet d’assurer des droits sociaux à des salariés qui vont se débrouiller tout seuls pour trouver leur activité, qui vont la porter, et qui d‘ailleurs, ont une rémunération uniquement s‘ils apportent une activité. Donc il y a beaucoup d’inventivité là-dessus.
Donc rechercher un salariat sans subordination, évidemment, il va falloir que l’on cherche, qu’on invente beaucoup. En ce qui nous concerne, on pense que tout ce qui est créé, ce sont des horizons dépassables. Le CDI pour lequel on se bat pour la plupart des personnes, ce n’est pas une fin en soi. Un contrat à durée déterminée qui te lie à un employeur, ce n’est pas forcément une fin en soi. Certains vont chercher justement des contrats à durée déterminée successifs, on connaît bien ça avec les intermittents du spectacle : ne pas être lié à un employeur, pour pouvoir faire différents projets. Mais comment on arrive à créer des droits attachés à la personne tout au long de la vie ? Par exemple, l’inconvénient pour l’intermittent du spectacle, c’est qu’il se débrouille tout seul en fonction de sa notoriété pour avoir une ancienneté qui est reconnue, c’est totalement variable. Tu peux être beaucoup moins bien payé à 50 qu’à 40 ans, surtout si tu es une femme. Donc là-dessus on a des droits, des garanties collectives, c’est le seul moyen d’avoir un horizon dépassable.
Je pense que si l’on arrive à dépasser la barrière de la subordination, ça veut dire qu’on ne fait pas le tri dans les droits qu‘on va associer à tel ou tel statut. On ne peut pas avoir des zones grises, plus ou moins grises, dans lesquelles on va piocher une partie des droits qui ont été conquis. Le pire, alors évidemment, c‘est pour les travailleurs de plateformes, plus généralement les auto-entrepreneurs forcés, qui n‘ont même pas accès à la couverture chômage ou accidents du travail. Mais à l ‘intérieur des différents statuts on ne peut pas juste se dire, alors ça, ça va, mais ça on n‘y a pas droit, et ça on n‘y a droit que si on est une grosse entreprise, ça on n‘y a droit que si on est une entreprise de droit privé classique…
Je ne connais pas bien le statut du contrat d’entrepreneur salarié. Mais si on a par exemple le droit d’être entrepreneur mais qu’on est un peu moins salarié que d’autres, ça me pose des questions. Donc ce sont ces questions-là qu’il faut arriver à travailler. Et donc lever le lien de subordination ? On nous parle beaucoup de mobilité, mais la mobilité c’est généralement pour permettre aux employeurs de faire partir leurs effectifs, rarement pour favoriser la mobilité d’un salarié et faire en sorte qu’il ne perd pas ses droits en changeant d’emploi. Donc, si on arrive à trouver des systèmes qui permettent de favoriser ces éléments-là, peut-être qu’on préfigurera un salariat sans subordination, mais là j’attends de voir des modèles qui fonctionnent, et aussi bien démocratiquement qu’en termes de pérennité des droits et de sécurité sociale professionnelle telle qu’on l’entend.
STEPHANE VEYER
Est-ce que la CAE préfigure un salariat sans subordination ? Non ! La CAE n’est pas la préfiguration d’un salariat sans subordination. S’il faut reconnaître un mérite au mouvement CAE dont je parlais en introduction, c’est peut-être justement d’avoir remis cette question au cœur du débat, notamment la question du travail lui-même. À l’époque où on a créé les premières CAE, le travail n’était plus un sujet. Dans le débat politique, on ne parlait que d’emploi, on ne parlait plus de travail. Donc, au moins, il y a ce mérite-là à reconnaître sans doute aux CAE, c’est d’avoir remis la question de la subordination au cœur de la réflexion sur le travail. Et justement, d’avoir sans doute travaillé aussi la question de l’existence d’une fonction employeur et d’un dialogue social qui se passe en dehors des cadres de la subordination, et qui n’en est pas moins exigeant puisque la CAE n’existe que pour prendre à bras-le-corps ce type de sujet.
Donc, oui, il y a un mérite. Après, est-ce qu’on doit faire de la CAE un modèle ? Pas du tout. Moi, je suis absolument contre ça. Il y a eu, pour la petite anecdote, il y a deux ou trois ans, à la demande du gouvernement, un monsieur Frouin qui venait de la Cour de cassation, qui a fait un rapport. L’idée à l’époque, c’était de faire travailler M. Frouin et sa commission sur un cadre qui permettrait de régler cette sempiternelle question des travailleurs de plateformes, sachant qu’on a un gouvernement qui ne veut pas rapprocher ces gens-là du salariat. C’est presque unique en Europe, une telle abnégation dans la manière de refuser le salariat aux travailleurs de plateformes ! Mais bon, c’est comme cela. Donc, M. Frouin avait eu cette commande-là et devait plancher sur le sujet.
Et une des conclusions de M. Frouin était de dire : "il y a un truc qui est formidable, c’est la coopérative d’activités et d’emploi ! On n’a qu’à généraliser ce statut et puis mettre les travailleurs de plateformes dans des coopératives d’activités et d’emploi, et comme cela, ils seront à la fois indépendants et en même temps, ils seront salariés et leur problème de protection sociale sera réglé". Oui, mais bon, le problème n’est pas là ! Le problème est : qui finance la protection sociale ? Et comment s’établit le rapport de force ? Donc, c’est une proposition qui est complètement aberrante. J’ai eu le plaisir à l’époque de voir qu’il y avait une unanimité dans le mouvement des coopératives d’activités et d’emploi pour dire à quel point c’était dangereux d’aller dans cette direction-là. Pour le moins, c’était une méconnaissance complète des principes coopératifs et notamment de la liberté d’adhésion qui est quand même un des fondements du mode coopératif de rapport à l’organisation.
Donc, il faut faire attention, nous sommes dans un monde où on peut vite se faire récupérer. La CAE, maintenant qu’elle est cadrée juridiquement par une loi, paradoxalement, ouvre aussi des possibilités de détournement de l’esprit et du projet politique de départ. Donc, non, ce n’est pas un modèle. En revanche, moi, je continue à penser qu’il y a dans les expériences coopératives un petit peu partout dans le monde, mais notamment en France, des idées, des expérimentations qui sont extrêmement fécondes pour pouvoir penser le travail de demain. Les CAE participent de cela, mais il n’y a pas qu’elles. Il se passe plein d’autres choses aussi dans des plateformes coopératives, dans des tiers-lieux, dans tout un tas d’endroits où la question du travail est posée. Je vois aussi que l’autogestion est en train de redevenir un vrai sujet. Donc, il y a vraiment des lieux où on reprend à bras le corps cette question du rapport au travail et de la subordination. Les CAE en font partie. C’est intéressant, mais ce n’est pas l’alpha et l’oméga.
AURELIEN ALPHON-LAYRE
Il n’y a aucun problème, la CGT, depuis plus d’un siècle, réfléchit au travail de demain et il n’y a aucun problème à essayer d’aborder des relations professionnelles dans le futur. Cela dit, il y a une différence entre l’observer, l’analyser et le comprendre et le traiter dans le réel. Et donc là, je vais revenir à nouveau sur le réel. Je rappelle à nouveau la définition juridique du lien de subordination : il est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l ‘autorité d ‘un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres, des directives, d‘en contrôler l‘exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné.
Maintenant, je vous cite un extrait de l‘article 7331.2 du Code du travail relatif à l‘activité des CAE. « Est entrepreneur salarié d‘une coopérative d‘activité et d‘emploi, toute personne physique qui conclut avec la coopérative un contrat établi par écrit comportant 1° les objectifs à atteindre et les obligations d‘activité minimale de l‘entrepreneur salarié, 2° les moyens mis en œuvre par la coopérative pour soutenir et contrôler son activité économique ». Là, on a déjà ordre, directive, contrôle.
Et en ce qui concerne la sanction, franchement, il y a plein d’applications concrètes. Mais je vais en citer une. Mes collègues le savent. Concrètement, je ne connais aucune CAE qui n’a jamais renégocié à la baisse la rémunération d’un contrat, voire rompu un contrat avec un entrepreneur qui ne remplissait pas les conditions économiques au bout d’un moment. Après, il y a toujours des seuils, et des planchers, etc. Il n’y a pas de problème là-dessus. Il y a de la solidarité qui essaye de se créer. Et il y a un moment, il y a des choses qui se passent où il y a besoin de renégocier à la baisse. C’est normal. Il y a un collectif à protéger. Le collectif, il ne peut pas s’endetter sur une situation individuelle, etc. Bref, on comprend la décision. Ça reste une sanction dans une situation de subordonné.
Bref, la subordination existe en CAE. Mais je vous l’ai démontré plus tôt, c’est une bonne nouvelle de mon point de vue. Parce que c’est un support important de l’ADN des CAE, à savoir recourir au droit du travail. Alors pourquoi prétendre que cette subordination n’existerait plus ? Ma foi, c’est encore très banal aujourd’hui dans les pratiques d’employeur, mais ça permet de déroger au droit du travail. Un exemple concret, et là-dessus, pareil, ce n’est pas une surprise, le syndicat CAE-CGT qui est en train de se former, aborde cette question assez fortement. Vous le savez sûrement, mais la santé, la prévention santé est une obligation des employeurs. Et les représentants du personnel ont dans leur fonction d’appliquer une vigilance sur l’application des principes généraux de prévention. Je vous explique concrètement ce que ça voudrait dire pour un syndicat CGT comme le mien dans les CAE. Prenons l’exemple d’un entrepreneur salarié qui aurait un accident du travail. Normalement, une application correcte du code du travail passerait par la réalisation d’une enquête des délégués du personnel sur les conditions de travail du travailleur, sur les risques auxquels il a été exposé et sur la sécurité dont il disposait pour les éviter.
A partir de là, il ferait évoluer le document unique d’évaluation des risques professionnels de la coopérative et surtout le plan de prévention des risques professionnels pour assurer une meilleure protection des gens. On comprend bien, la CAE défend la protection sociale des salariés, la sécurité, la santé et les conditions de travail relèvent de ce droit. Donc, assumant sa responsabilité d’employeur, la coopérative prescrit des règles de sécurité et en contrôle l’application afin d’assurer la santé des entrepreneurs. Je fais une parenthèse, mais quand un entrepreneur déclare une formation professionnelle, par exemple, la coopérative prescrit un formalisme qui respecte les prérogatives Calliopée, pour ceux qui connaissent, et en contrôle l’application de manière à respecter la loi. On est là dans une prescription, il n’y a pas de problème.
Mais sur la santé, ça devrait être pareil. On prescrit des mesures de mise en sécurité des agents et on en contrôle l’application. Rien de plus normal, en fait. C’est d’ailleurs ce qui se pratique dans les entreprises conventionnelles, même dans les entreprises de portage salarial, en fait. Et donc, forcément, dans les CAE, ça doit se faire aussi. Mais pas du tout ! Je vous lis un deuxième article, l’article 7332-2 du code du travail. « La coopérative d’activité et d’emploi est responsable de l’application au profit des entrepreneurs salariés associés des dispositions du livre Ier et de la 3e partie relative à la durée du travail, le repos, et au congé, ainsi que celles de la 4e partie relatives à la santé et la sécurité au travail, lorsque les conditions de travail, de santé et de sécurité au travail ont été fixées par elle ou soumises à son accord ».
Autrement dit, s’il n’y a pas d’accord dans la coopérative, l’ensemble du livre IV sur la prévention santé ne s’applique pas. Donc, dans les faits, avec cet article, de mon point de vue, celui de mon syndicat, il y a dans le droit coopératif une dérogation à l’application des mesures de prévention pour la santé des travailleurs. Ce que ça veut dire, c’est que sur le marché de la prestation des services aujourd’hui, vous avez en compétition des salariés d’entreprises conventionnelles qui se soumettent à ce droit et qui protègent leurs salariés, et des salariés de coopératives qui ne s’y soumettent pas du tout.
Dans mon jargon syndical, on appelle ça du dumping social organisé. Alors, je veux bien l’avis de la Fédération des CAE sur ce point, parce qu’à ce jour, les réponses des sections syndicales CGT et Sud que je connais, qu’on a obtenues à chaque fois, c’est en gros l’application de mesures préventives sur la sécurité des entrepreneurs ont un caractère prescriptif, ce qui supposerait un lien de subordination entre les entrepreneurs et les CAE, et donc nuirait de fait à leur liberté d‘entreprendre. Et bien moi, je suis désolé, on est au cœur de notre sujet. La subordination justifie toujours le droit du travail, sa négation sur des principes de liberté justifie d’y déroger. Donc si les CAE veulent se hisser à la hauteur des principes moraux qu‘elles placardent partout, elles doivent assumer cette subordination. Et parce qu‘elles seront malheureusement toujours tentées de faire le contraire, comme des employeurs qu’elles sont, les syndicats, comme le mien, continueront de batailler pour que ces liens de subordination restent effectifs dans les IRP (institutions représentatives du personnel), dans les accords d’entreprise des CAE, dans les prochaines évolutions du droit, dans les négociations institutionnelles avec le syndicat d’employeurs qui est la Fédération des CAE.
THOMAS COUTROT
Marie, tu es interpellée directement…
MARIE LESAGE
Alors, je vais tenter de répondre à certaines questions, mais je crois que je n’ai pas la réponse encore à tout. Il y a une équipe de recherche qui est en train de monter une étude auprès de huit coopératives d’activités et d’emploi sur justement ce qu’est le rapport au travail, les accords collectifs et le dialogue social. Donc, on est dans une bonne voie, il me semble, au sein de notre Fédération des CAE, pour travailler sur le dialogue social, cette protection sociale, ces accords collectifs.
C’est vrai que le rapport au syndicalisme se fait dans certaines coopératives et pas dans d’autres, et on n’a jamais refusé d’échanger sur l’intégration des syndicats dans les CSE. Certaines coopératives sont toutes petites, donc elles n’ont pas des comités sociaux-économiques. Dans d’autres, il y en a, et c’est bien de pouvoir tenter justement de les mettre en place. Et on se rend compte, notamment, il y a des membres ici présentes de notre CSE, on se rend compte qu’il faut l’inventer en fait, cette protection, cette prise en considération du lien de subordination. Je pense qu’aujourd’hui, on n’a pas toutes les réponses au sein de la Fédération. L’ambition de la Fédération, c’est aussi d’être une forme de travail autonome, et qu’on puisse influencer l’évolution du travail et l’évolution du code du travail et l’évolution de la société. Et que, aussi, on défend cette forme d’émancipation au travail grâce à l’exercice de ce travail au travers de la coopération. Mais aujourd’hui, moi, en effet, je n’ai pas toutes les réponses à la question, et comment on peut faire évoluer au travers de notre droit coopératif au sein du CAE, le droit du travail, notamment cette protection sociale. Et voilà, ce que je voulais surtout dire, c’est que notre ambition au sein de la Fédération c’est de devenir quand même une forme majeure du travailleur autonome.
THOMAS COUTROT
On voit bien que le débat sur le devoir de l’employeur versus le rapport de subordination, c’est un débat qui commence. On voit bien qu’il est animé. Moi, par rapport à ce que tu disais, Adrien, j’ai juste une interrogation, c’est-à-dire dans la mesure où il n’y a pas de subordination, c’est-à-dire où il n’y a pas un employeur qui dicte, qui organise le travail des salariés, forcément la question de la responsabilité en matière de santé-sécurité va devoir se poser différemment. Tu ne peux pas décalquer dans les CAE, me semble-t-il, les principes d’organisation de la prévention contre les risques professionnels qui prévalent dans une situation de subordination, parce que tu es justement dans une situation où le professionnel, l’entrepreneur salarié organise lui-même son travail. Il y a effectivement une discussion à avoir là-dessus. On voit bien que la discussion est nécessaire, mais en même temps je ne crois pas que plaquer les principes de prévention, qui découlent du lien de subordination, sur la situation des CAE puisse véritablement être opérationnel, puisque la CAE n’est pas responsable de l’organisation du travail de ses associés.
DENIS GRAVOUIL
On l’a fait dans la convention collective du portage salarial..
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THOMAS COUTROT
Bon, alors il faudrait avoir un débat sur la différence entre portage salarial et CAE… et cela dit, je ne vois pas comment une entreprise de portage salarial peut organiser le travail de ses salariés et donc prévenir les risques... Avec quelle opérationnalité ? Qu’est-ce que ça veut dire quand ce n’est pas l’employeur qui organise le travail du salarié ? On va maintenant passer la parole à la salle pour la discussion.
YVES
Par rapport à la subordination, moi je travaille sur le travail, la subordination totale n’existe pas. Les travailleurs dans toutes les situations s’aménagent des espaces d’intervention. Alors moi, je travaille avec d’autres, à essayer d’élargir ces espaces, alors c’est une bataille, les employeurs essaient en permanence de réduire cet espace-là, avec le lean management, mais il y a toujours un espace, avec le différence entre le travail prescrit et le travail réel. Le lien de subordination, c’est une finalité anti-démocratique, parce qu’il n’y a aucune démocratie qui descend en bas, mais le travailleur il s’en construit une, qu’on le veuille ou non. Par exemple l’ouvrier de l’automobile, qui fait des freins, c’est plus fort que lui, il pense à celui qui va freiner. Alors on essaye de discuter comment on s’organise dans le travail. Dans un système idéal, où le lien antidémocratique de subordination disparaîtrait, il y aura besoin de définir des contraintes collectivement, d’une manière démocratique. Mais même si ces contraintes sont définies collectivement, il y a bien besoin pour chaque travailleur d’un espace d’initiative, au bout du bout, sinon ça ne peut pas marcher. Alors moi ma question, sur la coopérative, ou l’entreprise aussi démocratique qu’elle soit, c’est de savoir comment sa finalité, elle la confronte avec toute la société. Parce que si on pose la question de l’écologie, il est évident que, il y a la démocratie dans la boîte elle-même, mais il y a besoin de discuter la finalité de la boîte avec la société entière. Il y aura toujours une contrainte, mais à tous les bouts il faut que ce soit toujours démocratique. Bon, dans l’automobile se pose la question des voitures diesel ou des voitures électriques, mais on ne peut pas en débattre. Mais on ne peut pas avoir un îlot démocratique, avec en parallèle une société qui refuse de se poser les questions.
PUBLIC
Oui, moi j’ai une question. Quelle différence faites-vous entre l’autogestion et les CAE ? Est-ce que ça se rejoint ou pas ? Voilà, question. On a beaucoup parlé de liens de subordination, est-ce qu‘on ne pourrait pas, que ce soit dans les coopératives ou dans les entreprises classiques, est-ce qu‘on ne pourrait pas évoluer vers un lien de coopération plutôt qu‘un lien de subordination ? Voilà. Et troisième chose, dans les coopératives, vous aviez l‘air de dire, mais peut -être que je n ‘ai pas bien compris, vous aviez l‘air de dire qu‘on ne peut pas faire de la prévoyance santé parce que on ne peut pas être responsable des autres entrepreneurs. Alors, pour moi, à partir du moment où il y a une direction, parce que dans les coopératives il y a bien une direction, pourquoi il n‘y aurait pas une responsabilité du collectif vis-à-vis de chaque entrepreneur, de chaque coopérateur ?
JEAN-PHILIPPE
Bonjour. J‘étais un tout petit peu surpris d‘entendre mon ami Stéphane défendre le louage, l‘équilibre dans le contrat de louage de services, parce que c‘était un temps, justement, où il n ‘y avait pas de garantie de droit collectif. C‘était encore le temps de l‘application de la loi Le Chapelier. D‘avoir donc défendu l‘équilibre du louage de services qui était encore sous l‘empire de la loi Le Chapelier, c’est-à-dire l’interdiction de toute coalition au nom d’intérêts prétendument communs, là, je suis un peu surpris. Même pour moi, quand j’ai appris le droit du travail, et il m’est même arrivé de l’enseigner, là, c’était il y a très très longtemps, avant les évolutions, c’est vrai, mais pour moi, l’essentiel, c’est né d’une jurisprudence, ce lien de subordination. Le lien de subordination était la postulation que la personne devait bénéficier des droits du contrat de travail. Ce n’était pas un point de vue moral, la subordination, c ‘était l‘ouverture des droits collectifs et individuels et collectifs dans le contrat de travail. Ce n‘était pas un problème moral. Donc, on peut en discuter sur le point de vue moral. Moi, je suis plutôt coco-anarcho, à la Reclus, mais il n ‘en demeure pas moins que pour moi, le lien de subordination, c‘était l ‘ouverture des droits. Et ça me paraît la chose essentielle. La deuxième chose que je voudrais dire, c ‘est parce que j ‘ai commis un ouvrage il y a quelques années sur « économie sociale et solidaire et mouvement syndical », et je voudrais dire effectivement que là, il y a un vrai problème de relation entre l’ensemble des organisations de l’économie sociale et les organisations syndicales. Parce que c’est vrai que les organisations de l’économie sociale, à la seule exception des coopératives de travail dont on parle ce soir, n’ont pas travaillé sur de nouvelles relations de travail, de nouvelles relations de production, et c’est vrai aussi que les organisations syndicales n’ont pas essayé de considérer l’économie sociale dans s
es dimensions solidaires et démocratiques. Et donc, il y a des hiatus et des malentendus qui persistent, et c’est assez difficile d’être syndicaliste à l’intérieur de l’économie sociale, du fait même de ces malentendus, et par exemple, encore plus dans des coopératives comme le groupe Chèque Déjeuner, ou les organisations syndicales, ou au Massif, où les organisations syndicales siègent au conseil d’administration des instances. Alors que les salariés sont confrontés à des situations de revendications et je pense que c’est un vrai chantier à ouvrir et je suis très content de voir mon ami Denis à cette table, parce qu’on en a parlé plusieurs fois, mais c’est important que la CGT se mette aussi, je sais bien que pour danser le tango il faut être deux, Denis a évoqué les prises de position de l’Union des employeurs de l’économie sociale qui sont réactionnaires, qui ont tenu sur la loi travail jusqu’à la loi retraite en passant par les ordonnances, les mêmes positions que la CGPME avec laquelle ils voulaient même s’unir à un moment donné, mais il y a d’autres acteurs sociaux dans l’économie sociale, je suis personnellement administrateur d’un groupement d’employeurs de l’économie sociale, et il y a d’autres relations possibles.
FANNY
Je trouvais important de mobiliser la notion de dépendance économique, parce que même si ce sont aussi des termes juridiques, c’est toujours important de faire le lien avec le lien de subordination. Quand je me pose cette question, ce que je trouve important de dire c’est que le lien de subordination, c’est la reconnaissance juridique d’un rapport social de domination, et ce qui fait qu’on s’est mis à inventer des droits de protection du salarié, c’est qu’on s’est rendu compte que c’est un contractant plus faible. On fait pareil avec les consommateurs. Donc c’est un rapport social de domination qui se fonde sur la dépendance économique, parce que peu importe que le lien de subordination soit reconnu ou que le pouvoir de direction de l ‘employeur soit légitimé par le contrat de travail. Si le contrat de travail est défini par le lien de subordination c‘est aussi dire que, dans cet espace de contrat de travail, le pouvoir de direction d‘un homme sur un autre est légitime. Ce n’est pas parce que c‘est reconnu ou non qu‘un travailleur va être poussé à mettre sa force de travail sous la direction de son employeur, à se soumettre aux prescriptions et aux intérêts de son employeur. C’est parce qu‘il a besoin de vendre sa force de travail.
Donc quand j‘essaye de réfléchir à comment on prend le travail et comment on le transforme, je pense que c‘est important de se rattacher à la question du rapport social qu‘il y a derrière, et quelles institutions sociales construisent ce rapport. L‘exemple de l‘exception de responsabilité de sécurité dans les CAE, c‘est marrant parce que la réponse que tu as citée, c‘est de dire, si on prenait en charge cette obligation de sécurité on serait dans la prescription, et ça c‘est contre la liberté d‘entreprendre. Et ce n‘est pas nouveau que la sécurité des salariés vienne en conflit avec la liberté d‘entreprendre. Qu‘est-ce que c‘est la liberté d‘entreprendre si ce n‘est la moralisation et la légitimation de ce qui fonde le pouvoir de domination des employeurs, autrement dit la question de la propriété des moyens de production. En fin de compte, tant qu’on n’attaque pas ça, on tourne autour, et c’est pour ça qu’il y a des limites, quand même, à trop s’attacher au lien de subordination, parce qu’on oublie que ça n’est que la reconnaissance juridique d’un rapport de domination, et c’est là-dessus qu’il faut attaquer
YVES
Je suis à l’Institut de recherche de la FSU. Il y a un angle mort : ce qui passe dans l’activité de travail. On parle droit du travail, on parle subordination, on parle de beaucoup de choses mais on ne parle pas de l‘activité de travail. Or moi j’ai tout appris, je suis syndicaliste à la FSU, j’ai tout appris quand je suis devenu retraité. Pendant mon activité syndicale, avec des responsabilités à divers niveaux. jamais on ne m’a expliqué, jamais j’ai compris ce qui se passait dans le travail. C’est des chercheurs, notamment l’équipe de Wisner, dans les années 70, qui est allée regarder ce qui se passait chez des ouvrières de la Thomson à Angers. Ces ouvrières se plaignaient d’avoir des maux dans le dos. Les syndicalistes étaient surtout des hommes. Les cadres étaient surtout des hommes. Ils ne comprenaient pas comment des femmes qui travaillaient assises, donc qui n’avaient pas d’efforts physiques à faire, pouvaient se plaindre de douleurs physiques dans leur travail. Donc l’équipe de Wisner, des femmes et des hommes, sont allées essayer de comprendre les liens entre l’activité de travail et ces altérations de la santé. Ils ont découvert qu’entre le travail prescrit, dont on a beaucoup parlé ce soir, et le travail réel, il y avait un monde. C’est ce monde que la recherche a investi. Et je pense que c’est dans ce monde-là qu’il faut chercher. Il faut chercher beaucoup de choses, notamment les altérations à la santé. Notamment la nécessité de la démocratie au travail. Parce que ce qui se passe dans cet écart prescrit-réel ? Il se passe que les travailleurs et les travailleuses ne font jamais ce qu’on leur demande de faire. Et ça a été une grande découverte, ça. Il y a un philosophe que j’aime beaucoup, il s’appelle Yves Schwarz, qui a écrit à partir de là beaucoup de choses. Mais de toute façon, toutes les recherches sur le travail, toutes les ergo-disciplines, elles partent de cette question. Et en particulier, chaque travailleur et chaque travailleuse renormalise les directives qui lui sont assignées. C’est-à-dire qu’ils retravaillent les prescriptions. Elles retravaillent les prescriptions. Et c’est ça l’essence du travail pour moi. C’est ça l’essence du travail. Et pourquoi on n’en parle pas ? Eh bien, c’est un mystère. Y compris dans les organisations syndicales. C’est un mystère parce que si on s’intéresse à ça, et si on considère que dans cet espace, il y a une créativité, il y a toujours une créativité du travail. Même le travail d’exécution dans l’organisation taylorienne la plus rigide, eh bien, il y a toujours cette renormalisation. Et moi, je pense, je ne veux pas monopoliser la parole, je pense qu’il faudrait repartir de là pour fonder l’autogestion, pour fonder la démocratie du travail et la démocratie au travail. Et ça va au-delà. Et ça va au-delà des liens de subordination.
ADELE
Oui, bonsoir. Je m’appelle Adèle, je suis fonctionnaire territoriale et militante à la CGT. J’ai une petite question qui est peut-être un petit peu connexe au débat, qui ne portera pas sur ces sujets de la subordination, mais on a vu ces dernières décennies des bouleversements très importants, une restructuration très importante du capital et qui a entraîné des bouleversements du monde du travail. Je veux parler de la destruction des grands groupes, qu’il s’agisse de grandes entreprises monopoles d’État, de grandes entreprises de manière générale avec les recours accrus à la sous-traitance, à des types de contrats divers, etc. Ce qui nous mène à une situation assez particulière où, aujourd’hui, quand on va sur un lieu de travail, je vais prendre pour exemple la gare du Nord, on a des travailleurs et des travailleuses qui ont peut-être 50 patrons différents et 15 statuts au travail différents. Ça, on sait très bien, en tant que syndicalistes, que c’est un facteur majeur de la difficulté à faire collectif face aux patrons qu’on ne sait même plus vraiment définir, finalement.
J’ai pris l’exemple de la gare du Nord, mais les exemples se multiplient à l’infini et on va de plus en plus vers ça. Ce que je veux dire, c’est que la définition du collectif de travail, c’est une condition sine qua non à la lutte, puisqu’on détermine bien que notre émancipation, elle se fait par des luttes collectives et pas par un rapport qui est forcément dominant-dominé avec un employeur. Et du coup, est-ce que finalement, ce statut que je ne connais pas, c’est un statut qui permet d’envisager un avenir autre ou qui participe à la multiplication très délétère de ces statuts, je n’ai pas d’idée préconçue sur la question, puisque je ne connais pas celui-ci. Mais ça m’inquiète quand je vois ce que fait la multiplication des statuts, la multiplication des employeurs, la taille des chaînes de sous-traitance en cascade à n’en plus finir, où plus tu es bas sur la chaîne de sous-traitance, moins tu as de droits. Je terminerai juste sur le fait que, par exemple, dans certains secteurs, comme le secteur du nettoyage, les revendications systématiques de la CGT, c’est la réintégration des salariés dans l’entreprise donneuse d’ordre. Par exemple, dans l’hôtel où les salariés travaillent, puisqu’en général, c’est sous-traité à des entreprises de nettoyage qui sont des véritables espèces de mafias. Mais on sait que la réintégration dans l’entreprise donneuse d’ordre est porteuse de droits, systématiquement. C’est juste un exemple. Mais ça m’interroge.
OLIVIER
Je suis retraité des industries électriques et gazières. Il y a une chose que je n’ai pas bien comprise dans le débat, autour de la subordination. Enfin, la subordination et l’aliénation du capital au travail, ça je partage complètement. Mais après, le lien entre contrat de travail et subordination, là je ne comprends pas. Moi, par exemple, j’ai été salarié toute ma vie sans contrat de travail. Je n’ai jamais signé un contrat de travail, j’avais un statut de la personne. Et j’étais rémunéré en fonction d’une qualification, d’un poste, etc. Mais, j’avais le salaire à vie. Alors, pas moi, parce qu’il y a eu des réformes, mais les plus vieux qui sont partis, ils n’étaient pas à la retraite, ils étaient en inactivité de service. Mais pourquoi je dis ça ? C’est parce que derrière, la question de la subordination se pose à qui ? Quand vous avez un collectif de travail, d’abord, qui est responsable ? Moi, je travaillais à des centrales nucléaires. Qui est responsable de l’exploitation de la centrale nucléaire ? Heureusement qu‘il y a un directeur et une hiérarchie EDF qui a cette responsabilité-là. Et c ‘est pareil en ce qui concerne la santé et la sécurité au travail. Il faut bien qu‘à un moment donné, il y ait une responsabilité. Moi, dans les collectifs de travail, j ‘étais à un moment donné directeur de la santé et de la sécurité au travail. Je peux vous dire qu‘un nombre de conflits existaient sur la façon de travailler dans l ‘équipe. Et s ‘il n ‘y avait pas à un moment donné quelqu‘un qui disait « C ‘est comme ça qu‘on va travailler et pas autrement, eh bien, les équipes, elles étaient en conflit majeur. Et je renvoie à chacun d’entre vous. Moi, quand j’allais au boulot avec mes collègues, quand les gens ne travaillaient pas de la façon, et je finis là-dessus, je préférais parler du match du rugby du week-end que de lui dire « Moi, je n’aime pas la façon dont tu travailles. » Parce que ça foutait le bordel dans le collectif. Ça foutait le bordel.
BRUNO
Excusez-moi, mais j’ai un problème de fou, là, dans votre débat. C’est à-dire que tout le monde s’exprime, sauf les entrepreneurs salariés des CAE. Non, mais c’est quand même incroyable. Non, mais je demande la parole depuis le début. Mais tu as un problème de conception, là. Ce n’est pas possible. C’est invraisemblable des trucs pareils. Bon, moi, je pense que le principal rapport de subordination des entrepreneurs salariés des CAE, il n’est pas avec les coopératives, il est avec les clients. C’est-à-dire que pour avoir des revenus d’activité, il faut décrocher des marchés. Et des marchés dans une économie principalement capitaliste. Et où il y a des compromis à faire entre ses propres objectifs et ceux des clients donneurs d’ordre.
Moi, à mon avis, il est là, le premier rapport de subordination. Il n’est pas interne. Et donc, d’où l’enjeu de faire système, de se fédérer, de s’étendre, de développer au maximum d’autres formes d’organisation du travail pour s’émanciper de ces rapports de subordination. Évidemment, c’est un processus. Mais un processus absolument nécessaire. Et donc, je pense que le niveau d’ambition conditionne le degré d’émancipation des rapports de subordination. Parce que ce n’est pas tout ou rien. Le deuxième problème, à mon avis, qu’on rencontre, c’est-ce que la plupart des entrepreneurs salariés ont fait d’autres expériences professionnelles dans d’autres cadres extrêmement subordonnés avant d’arriver dans ces CAE. Je dis en général, il y a quelques exceptions, mais bon. Et sont parfois porteurs de conceptions totalement hiérarchiques, ne se rendent parfois même pas compte qu’ils ne partagent pas le projet politique de la coopérative, etc. Et reproduisent, alors j’en parle d’autant plus aisément que j’en ai fait une atroce expérience dans un collectif que j’ai créé avec des autres membres de ma coopérative, où en fait, des gens sont censés souscrire au projet politique de la coopérative, sont censés souscrire aux règles d‘une charte qu‘on a co-élaborée, et en fait, dans leur pratique, mais chient dessus, quoi. Et reproduisent des rapports totalement dictatoriaux dès qu‘eux, ils ont l‘impression d‘avoir un bout de pouvoir, et font des abus de pouvoir mais complètement sidérants, que je n ‘ai même jamais vus dans d‘autres cadres de travail.
Donc là, il y a une question qui se pose. C ‘est comment on se donne les moyens, de faire respecter ces règles ? Parce que, effectivement, là peut se recréer par la bande des rapports de subordination qui ne sont pas censés être, mais qui, dans la pratique, se créent. Et s’il n’y a personne, s’il n’y a aucune procédure qui permette de sanctionner ces abus, et bien, en fait, on reproduit ce qu’il y avait déjà à l’extérieur. Et l’objectif est raté. Dernière chose, je pense qu’il y a un contre-sens entre le fait que, dans des conditions historiques, politiques, sociales, juridiques, données, à un moment donné, des droits sont rattachés à une situation de subordination, et l’existence même de ces droits. Ces droits peuvent tout à fait exister dans le cadre d’autres rapports. Donc, ne nous laissons pas emprisonner dans le cadre dominant actuel.
PIERRE
Bonjour. Moi, je m’appelle Pierre. Je suis professeur de physique chimie. Et ma question, c’était, donc, pour revenir sur la notion de subordination. Alors, si j’ai bien compris la définition qu’on a été donnée, c’est le fait de rédiger des ordres, d’en contrôler les suites, leur exécution et de sanctionner si jamais ils ne sont pas respectés. Alors, déjà, je pense que ce serait intéressant de différencier : est -ce que ces ordres portent sur l’objectif de la production, enfin, la finalité de la production, ou est -ce qu’ils portent sur ces conditions ? Parce que selon que ce soit sur l’un ou l’autre, ça ne sera pas traité de la même manière. Et autre chose, c’est qu’il me semble que cette définition-là, elle est trop large pour qu’on puisse avoir un jugement moral unifié sur la subordination, sur est -ce qu’elle est désirable ou pas. Parce que même si on se place dans le cadre d’une société communiste, il y aura un minimum, dans une certaine mesure, de planification. Et donc, ça nécessitera forcément que ce qu’on va produire et dans quelles conditions soit décidé par une entité macro-sociale et s’impose dans une certaine mesure aux travailleurs. Est-ce que ce type de subordination-là est nécessairement indésirable ? Pas forcément. Du coup, il me semble que ça ne change pas. La subordination qui est indésirable, c’est quand ces conditions de production et l’objectif de la production sont décidés par des acteurs privés dans l’objectif de la maximisation du profit ou par une bureaucratie pour ses propres intérêts, etc.
Et la deuxième question que j’avais, c’est par rapport au lien entre la subordination et toutes les avancées du droit du travail. Donc, je partage ce qu’un certain nombre d’autres intervenants ont dit, qu’on pourrait déconnecter les deux. Et il me semble qu’un chercheur dont les travaux montrent bien la déconnexion possible entre les deux, c’est Bernard Friot, justement, avec son salaire à vie, où il montre bien qu’en généralisant, en proposant une sortie du capitalisme par la généralisation du salariat, on peut avoir tous les droits du travail et même plus. On a des droits de salaire à vie, de participation à des instances de coordination de la vie économique, etc. Mais sans la subordination, en tout cas avec une subordination élargie à l’ensemble du corps social. Et donc, ça pourrait être un exemple, un exemple de droit du travail sans subordination.
THOMAS COUTROT
OK, merci. Donc, on va en rester là pour la discussion. Merci de toutes ces remarques, questions et interrogations qui montrent qu’on ne va pas réussir à clore le débat ce soir ! Mais ce n’était pas le but. Le but, c’était de l’ouvrir. Donc, on termine, je ne sais pas, on termine comme ça, de droite à gauche. Allez, Stéphane, tu as le micro.
STEPHANE VEYER
Oui, c’est frustrant de ne pas pouvoir répondre à tout le monde. Merci, Bruno, de ton intervention. Je pense qu’elle permet de montrer à quel point on a affaire à une matière qui est complexe. Et en effet, je pense que c’est toute la force de la coopération que d’accepter cette complexité, d’essayer de la prendre à bras-le-corps et d’essayer de trouver, de dégager des expériences et des idées au fur et à mesure pour répondre à des questionnements. Oui, c’est complexe.
À l’intérieur d’une coopérative d’activités et d’emploi, il y a des statuts et des postures de rapport au travail qui sont très différents les uns des autres. Il y a, en effet, potentiellement des problèmes de subordination entre les gens. Évidemment, il y a le rapport avec le donneur d’ordre. Tout ça est extrêmement complexe. Et quelque part, ton intervention, pour moi, elle est une ode à embrasser la complexité plutôt que d’essayer de remettre dans des petites cases ce qui est à l’œuvre à l’intérieur des coopératives d’activités et d’emploi.
Ça me permet de rebondir sur la question d’Adèle, je crois, et aussi aux dernières interventions d’Aurélien. Encore une fois, ces coopératives, elles sont nées du constat que la création de micro-entreprises participait de cette atomisation du rapport au travail qui était terrifiante. Et qu’au travers de la promotion de la création d’entreprise, que tous les partis politiques, unanimement, ont souhaité et ont promu pendant des années, il y avait un grand détricotage du droit du travail. On l’a dit très précocement, on l’a dit bien avant qu’Uber arrive. C’est ça le point de départ des coopératives d’activités et d’emploi.
Et donc, très précisément, le but du jeu, c’est de recréer du collectif là où il n’y en a plus. C’est de recréer des droits là où il n’y en a plus. C’est de recréer de la protection sociale là où il n’y en a plus. C’est ça la dynamique des CAE. 30 ans plus tard, ces organisations, dans une certaine mesure, ont réussi dans leur motivation. Pas complètement, mais elles ont fait quand même du chemin. Alors, oui, il y a du droit du travail qui s’applique à l’intérieur, mais ça reste insatisfaisant. Bah, oui, c’est insatisfaisant... Mais on est parti de rien, de l’absence de droit du travailleur indépendant ! On a essayé de recréer du droit et de la protection pour ces entrepreneurs indépendants.
C’est ça la dynamique. Donc, elle est toujours insatisfaisante. Elle est toujours en train d’être construite. Et oui, il y a plein de problèmes qui se posent en permanence. Mais, encore une fois, l’essence même de la coopération, c’est de prendre à bras le corps ces problèmes et d’essayer de les traiter.
AURELIEN ALPHON-LAYRE
Si je me donne le mal d’exprimer toutes les contradictions, c’est justement pour qu’on les règle collectivement. Il n’y a aucun problème là-dessus. De même que, quand on parle de régler la conflictualité autour du travail sans aller vers la confrontation, la confrontation n’est pas une culture. La grève non plus. On n’aime pas faire ça non plus. On n’aime pas plus que vous la conflictualité. Il n’y a aucun problème là-dessus. Simplement, ça arrive. La confrontation, en fait, c’est le résultat d’une non prise en compte de certains intérêts par d’autres biais. Et au bout d’un moment, ça explose. C’est tout. Franchement, j’ai l’impression d’enfoncer des portes ouvertes. Je ne suis pas en diable rouge ce soir. Je suis là pour qu’on arrive à aborder les contradictions et les résoudre.
Et donc, du coup, je vais reprendre. Alors, pour la conclusion et pour essayer de répondre un peu à tout ça, je laisse Denis répondre certainement sur la différence entre travail prescrit et travail réel, je pense qu’il le fera mieux que moi. Désolé, je vais encore aller sur le sujet de la subordination. Je vais vous citer Arthur Groussier dans son rapport à la Chambre de la Convention collective en 1912 et dans sa définition de la subordination : « la condition actuelle de la classe ouvrière est le salariat. Le salarié n’est pas tenu de se lier à tel ou tel patron, mais il ne peut travailler et vivre qu’en contractant avec un patron. C’est là la dépendance du salarié, sa subordination de fait, à l’égard de celui qui, en vertu de ce contrat, lui paye le prix de son travail ».
Donc ça, c’est la définition historique du mouvement marxiste en 1912 et je pense que c’est celle à laquelle on se rattache tous en fait, dans nos mouvements politiques. On a cette définition de la subordination, sauf que la définition juridique de la subordination, elle arrive en 1931. Et celle dont moi je parle, c’est celle qui existe, en fait, ce n’est pas celle qu’on a conceptualisée avant ça. Donc, entre aborder les termes de notre débat avec des concepts du siècle dernier, et les aborder dans le réel, tels que ils se sont transformés depuis un siècle, il y a une différence.
Il y a tout le temps des gens qui nous rappellent que voilà, le travail, l’étymologie, c’est tripalium, la torture, gnan gnan, bon voilà, c’est du même ordre en fait. Donc, à la CGT, on préfère donc, encore une fois, aborder de manière matérialiste, et donc du coup, constater quand on regarde l’histoire que la subordination a été conquise par la jurisprudence et s’est nourrie régulièrement de la jurisprudence pour conquérir du droit. Moi, je souscris à l’ambition des CAE de reconstruire du droit pour les entrepreneurs. Et là, j’ai une méthode en fait. Donc moi, je veux bien que l’on m’en donne une autre, je veux bien réfléchir à tout un tas d’autres méthodes.
Mais en face de moi on prétend trouver des parades à tout ça et créer du droit en sortant de la subordination, et bien je suis désolé, mais des acteurs concrètement détruisent du droit, on a pris l’exemple de l’UDES qui soutient toutes les lois, les réformes du travail, etc. Moi, je vous ai pris l’exemple de la santé dans les coopératives d’activité et d’emploi. Moi, je suis pour essayer de trouver du travail au-delà de la subordination qui donnerait plus de droits. Mais enfin, déjà, commençons par appliquer celui qui existe. Ce sera peut-être un bon début, en fait. C’est juste ça, le point de vue.
Et pour l’appliquer, ben, là-dessus, je rejoins ce qu’on dit un certain nombre de camarades. Ce n’est pas un gros mot, employeur. Enfin, quand je dis que les CAE sont des employeurs, je ne n’ai pas dit employeur capitaliste, je suis désolé, Stéphane, je dis employeur, c’est tout. Employeur, c’est un rôle juridique dans les relations professionnelles. L’objet social de l’entreprise fait du droit du travail. Ce n’est pas parce que dans la majorité des entreprises, l’objet social est attaché à l’accumulation de profits, que du coup, la fonction d’employeur, il faut qu’on la jette à la poubelle. Non, dans une coopérative qui n’a pas d’enjeu de profit, il y a quand même une responsabilité d’employeur à tenir. C’est comme ça. Et les intérêts de la coopérative seront incarnés par cette fonction et ces intérêts de salariés qui doivent être représentés.
Il n’y a rien de moral là-dedans. Il y a un intérêt à ce que les CAE assument leur rôle d’employeur, assument le lien de subordination qui va avec, et à ce moment-là, on pourra avoir un dialogue social qui sera dynamique, qui sera parfois conflictuel, qui ne sera parfois pas facile, mais j’espère le plus souvent le plus simple possible. C’est ça qui va vers l’enjeu, les ambitions que l’on s’est fixées dans les CAE de mon point de vue.
THOMAS COUTROT
C’est marrant parce que tu cites Troussier, je ne connaissais pas cette citation, mais en fait, il définit la subordination comme la dépendance économique, pas comme l’obéissance quotidienne à des ordres et à une hiérarchie. Et justement, c’est la réflexion que je citais tout à l’heure du congrès de la CGT, il s’agirait bien de redéfinir le salariat par le critère de dépendance économique au lieu du critère de subordination, qui suppose justement ce rapport de domination personnelle et immédiate entre les deux. Il y a quelqu’un qui donne des ordres et un autre qui les exécute. Donc, c’est ça qui a été tranché en 1931, mais qu’il s’agirait peut-être de remettre en question.
MARIE LESAGE
Je voulais vous remercier d’être là, j’espère qu’on va pouvoir lancer un autre débat et qu’on va pouvoir continuer, c’est le premier mais il y aura une suite parce que je trouve qu’on n’a pas pu passer la parole à tout le monde, donc finalement, il y a un vrai intérêt pour notre discussion. Je pense qu’en fait, on a encore tout à créer, à continuer à créer et on n’en est qu’au début. On a 20 ans, 30 ans, ce n’est pas beaucoup encore, et il faut qu’on continue au travers de nos recherches-actions, qu’on lutte pour qu’au sein de nos coopératives, les entrepreneurs et travailleurs et travailleuses puissent effectuer dans de bonnes conditions le travail qu’ils ont envie d’effectuer, qu’ils se sentent bien au sein de cet ensemble qu’ils co-créent, puisqu’ils sont associés donc ils décident ensemble. On décide ensemble de travailler ensemble, donc on décide de nos moyens de discussion, de nos outils de décision. Continuons ! En effet, c’est vraiment du chemin à faire. Et donc j’espère qu’on aura un autre débat.
DENIS GRAVOUIL
Ça certainement ! Je ne vais pas m’engager sur le débat travail / prescrit et travail réel, je suis tout à fait d’accord que c’est important, on le constate tous les jours ; mais ça mériterait des développements. Il y a plein de débats qui ont été abordés : la question de la finalité du travail et puis la dépendance économique, ça a été abordé à deux, trois reprises. Considérer la dépendance économique, c’est sans doute créer un peu plus de rapports de force en demandant à un ensemble de travailleurs, entrepreneurs, salariés de se grouper. Mais avec quels donneurs d’ordre en face ? Et ça, c’est souvent la question. Plusieurs personnes ont posé la question du monde dans lequel ça évolue, parce que c’est très bien de faire des îlots de communisme dans un monde capitaliste, ça risque d’être vite submergé, pour prendre des images assez actuelles.
Je suis très intéressé effectivement, Bruno, sur la question parce que ce qui revient d’ailleurs c’est un état complètement différent avec Olivier et Bruno, sur la question des hiérarchies, c’est que ça nécessite d’organiser des règles. Ce n’est pas uniquement le patron et ses salariés, un méchant avec un gros cigare et un gros chapeau haute forme. C’est qu’il y a des rapports hiérarchiques qui se créent de partout. Et le seul moyen d’y parvenir c’‘est un travail collectif, des règles, et un travail permanent, parce que de toute façon, même les meilleures règles ne permettront pas de résoudre tous les problèmes au fur et à mesure. Donc ça, c’est une question qui rejoint la question du sens du travail dont il faut débattre.
Adèle disait la dilution des liens, alors je suis d’accord qu’il y a tout un débat. On a souvent des débats entre CGT et Bernard Friot sur le salaire à vie... et puis surtout, le salaire à vie, ça ne suffit pas. Ça a été cité, il faut poser la question des modes de fonctionnement d’un système différent, c’est à inventer en regardant ce qui se passe. Mais je fais juste deux vœux pour terminer. Bon, voilà je vous le dis, parfois on se dit entre nous que l’économie sociale et solidaire, c’est l’exploitation sociale et solidaire. Je le dis à titre de blague, c’est quand même ce qui revient entre nous régulièrement quand on entend les positions de l’UDES. Donc j’espère que ça changera sur un certain nombre de sujets. Par exemple sur le sujet qu’a amené Aurélien sur les accidents du travail et maladies professionnelles, on ne peut pas nier que ça existe, donc il faut l’affronter. Bien sûr pas de la même façon que dans d’autres systèmes de travail. En ce moment, on a des grosses batailles sur les AT-MP, justement. Mais ça va se poser, ça va se poser forcément à un moment ou à un autre et donc il faut l’affronter. On est capable d’adapter, c’est le principe des conventions collectives ou d’accords collectifs, d’adapter des droits qui semblent à priori pas adaptables, qui seraient réalisables uniquement dans le cadre de grandes entreprises. Et en fait, on peut mettre en place des moyens mutualisés ou différents autres éléments.
Il y a un petit bouquin qui m’a beaucoup fait rire, il n’y a pas longtemps, c’est celui d’Arthur Brault-Moreau, « Le syndrome du patron de gauche ». Tout le monde est de gauche ici, mais à un moment il faut aussi assumer quand on est employeur, y compris quand on dirige des syndicats. Il y a un moment, oui patron, c’est évidemment un terme connoté, mais il y a des relations de travail qu’il faut reconnaître, des rapports hiérarchiques. Le meilleur moyen de les remettre en cause, c’est de reconnaître qu’ils existent et de les affronter. C’est certainement ça, le principe de la négociation qu’il faut avoir sur tous les points.
THOMAS COUTROT
Merci ! Donc je pense qu’on est arrivé à un deuxième consensus. Après le premier consensus, sur le fait qu’il y avait des conflits en France dans les coopératives, on arrive à un deuxième consensus, c’est qu’il faut que les directions des coopératives assument leurs fonctions d’employeur. Après cela veut-il dire que celles-ci sont des patrons qui exploitent leur main-d’œuvre, c’est peut-être un autre débat. Merci pour votre participation !